Marie Cosnay | Dialogues des morts II

DIALOGUES DES MORTS II

Le samedi 1er mai 2010 je me suis réveillée à5h45. J’ai cherché quelqu’un àappeler àcette heure puis j’ai posé le téléphone sous le lit, je ne sais pas pourquoi sous le lit. Avoir ainsi la matinée, peut-être au-delà, devant moi, m’a enchantée. J’avais faim mais je n’en ai pas tenu compte, j’ai entendu une porte claquer en haut mais je l’ai ignorée. Je suis restée quelque temps sur mon lit, allongée, la dépouille àcôté de moi, ma vieille dépouille àcôté de moi, cramoisie de honte ma dépouille et moi qui la regardais j’étais devant elle saisie de grande tristesse, j’ai voulu lui sourire mais je sentais bien que le sourire allait exploser en jet de larmes, en fontaine irruptive, en sanglots déchirants.

Je suis convaincue que quelqu’un s’est installé en haut. Une porte a claqué et après le bruit sec de la porte j’ai entendu un toussotement rauque. Le temps s’allonge et je pense : comme la solitude est intelligente. J’ai fourré sous mon lit deux ou trois objets encore. Petite chose, dis-je àl’autre àcôté de moi (la dépouille), en murmurant. Tu n’as jamais été quelqu’un d’inventif. C’est pire, aujourd’hui (dis-je toujours sans remuer les lèvres) ce que tu es devenu poursuit des enthousiasmes hors de saison. Si tu crois que je ne le sais pas.

Le dégoà»t est venu, j’ai ramassé le téléphone, je l’ai écouté comme si c’était une montre àremonter, une horloge. La porte, en haut, a claqué une deuxième fois. J’ai appelé. Derrière ma voix une sorte d’écho tremblait mais ce n’était qu’une impression (on est tout seul et on appelle, pas très sà»r que le sol accueille nos jambes ni que la maison nous contienne). Personne n’a répondu. Après j’ai su qu’une chose seulement était vivante et valait le coup. Cela m’a aidée àme lever.

A l’étage le couloir était vide, je l’ai trouvé immense et surtout j’ai remarqué le parquet. Le bois de chêne était tout veiné, brun foncé, entre les lattes où je mettais les pieds il y avait de petits vides tout propres, tout sillonnés. Maintenant le jour filtrait partout. La porte de la chambre de l’Est était grande ouverte. J’ai voulu rentrer dans l’autre pièce, la petite chambre où hier j’ai pris les taies d’oreillers propres dans l’intention de refaire les chambres du Majestic (au milieu des taies et des draps empilés j’ai trouvé des petites cuillères en argent inattendues et jusqu’àmaintenant je les ai gardées). J’ai ouvert, mais non. La porte ne bougeait pas. Il y a bien une serrure mais jamais je ne connus àcette serrure la moindre clef. J’ai appelé d’une voix mourante et personne n’a répondu.

C’est un incident que j’ai voulu oublier immédiatement. Je me suis allongée sur la chaise longue dans le jardin qui monte, comme on dit entre nous. J’ai imaginé que l’air se segmentait en légers fragments, en particules claires et cela pouvait être de la pluie, une pluie dans le soleil, une pluie qui me faisait le don de ne pas m’atteindre, un oiseau a chanté puis je l’ai vu comme un point (ou un petit poing fermé compact) se déplacer, il a disparu dans le buisson d’acanthes bouffées par les ronces. La chose vivante qui m’était apparue porteuse de valeur, la seule chose valable, je voulais la retrouver aussi clairement que tout àl’heure dans mon lit. Mais la solitude, àcause de la porte, de la fausse pluie, de l’oiseau et des herbes trop hautes du jardin, avait disparu. Du coup, la chose valable de tout àl’heure se dispersait. Le jardin était tout de suite clos, cette manière de ne pas avoir d’avenir allait bientôt me déprimer. Des oiseaux invisibles maintenant chantaient très aigu. C’était presque une cacophonie.

La chose valable avait un nom plutôt qu’un aspect. Ou bien son aspect était flou, variable, drapé de longs turbans pour mieux se dissimuler. La chose était une femme. La femme était accompagnée d’une idée. L’idée nimbait la femme ou la présentait. L’idée permettait la femme, telle femme. Une idée drapée et une femme drapée évoluaient. Je restais allongée. Le train de 10h10 ronchonnait. Le soleil commençait àm’atteindre et en fermant les yeux très fort pour retrouver la chose précise que je voulais, idée et femme, je me représentais les petites parcelles de vignes et les minuscules tracteurs entre les sillons des racines torturées, les haies touffues (on y entend un vacarme de matin) et la pointe subite d’un conifère. Je croyais me souvenir que d’un côté on voyait les collines, sept comme àRome et de l’autre la mer toute droite, un espace au cordeau.

On ne s’arrête plus chez nous. De l’autre coté de la voie le Majestic se casse la gueule. La charpente est complètement fichue et les boiseries grises effritées. L’escalier extérieur, il est impossible de l’emprunter. Il y a un trou dans le mur, un joli trou, carré, net. On l’a rempli d’une toile violette de velours. On a pris làles pierres pour le four àpain qui n’a jamais servi. C’était une idée de Nico, un argument touristique. Ce n’était pas grave, la désolation du Majestic ou son délabrement complet.

L’idée que j’ai eue (complexe, un petit assemblage) est celle d’une femme. Le lieu de l’étude et de l’attente : c’est ici, dans la petite maison du bord de voie ferrée, àquelques kilomètres d’Alzonne, en face du Majestic désolé. Rien n’est moins flou ni labile que la femme de mon idée. Cette femme est ce qu’il y a de plus précis. Tout le reste, je n’en réponds pas. Dans la maison que j’habite seule (Nico est parti pour la saison, quant àTom c’est un secret et les autres passent de temps en temps) il faut croire que les portes font leur vie autonome. S’il n’y avait que les portes. Il est midi et je parle àma dépouille qui répond. Mon problème, c’est de ne jamais y être. L’idée d’une femme àchercher prenait le pas sur tout. Un morceau de gazon surpassait le gazon. Il était incandescent. Le morceau de gazon se soulevait.

Je cherche une femme, c’est une idée extirpée de tout contexte. Je l’ai su soudainement et j’aurais voulu prononcer àhaute voix cette phrase. Si j’ai du courage j’irai rejoindre Tom àla tombée de la nuit, je lui ferai cadeau de mon idée (une femme ourlée d’absence). Je n’ai jamais été aussi enthousiaste. Je crois que la femme est un rameau tout neuf et depuis que j’en possède l’idée je regarde mes mains comme des mains objectives, elles tiendraient dans une image ou sous la main de quelqu’un et il n’y a pas que les mains, chaque morceau du corps tiendrait et sous le ciel qui est bleu maintenant, uniforme, je sens une fragilité : l’immense richesse intérieure que je me promets de remettre àTom, que deviendra-t-elle ? Je me vois déjàavec tout ça trop gros pour moi toute seule et rien àfaire ou alors c’est en face que c’est plein d’insuffisances. Si Tom me demande le nom ou le portrait de la femme ou si àbout de raisonnements il conclut que c’est une métaphore, je le détesterai. Je ne tiens pas àle détester fà»t-ce quelques secondes. C’est fait. Avec lui je piétine chaque interprétation. Je piétine Tom tout mentalement. Un cri. On n’a pas idée de rester dans un jardin toute une journée. Je laisse le cri s’assombrir. Quelqu’un est entré ici ce matin, a fermé la porte de la chambre de l’Ouest et crie. Un drame a lieu et je ne bouge pas. Je n’ose même pas aller retrouver Tom. C’est pire, je nourris pour lui de la haine et je vais protéger cette haine jusqu’àla dernière minute (la dernière minute ?). Je vais la protéger, dis-je, et au moment où je l’ai dit tout s’est précipité.

Ce n’est pas elle. Il faut dire pourtant que je la cherchais. Il faut dire aussi qu’elle avait les caractéristiques d’une femme. Et que je la trouvai. Il fait nuit. Tout se bouscule et au moment où je la trouve, elle, je perds pour de bon l’idée féminine du matin (évaporée, l’idée, dissoute, les événements remplacent les idées, les plus chahutées ou les plus terrifiques des pensées, je pense àce qu’il y a, dans l’abîme, d’apaisant, de définitif). Le cri n’est pas humain, pourquoi avais-je en tête qu’il n’y a pas que les yeux pour voir. Sers-toi de tes oreilles. Je me suis approchée. J’ai grimpé aussi vite que j’ai pu. Sous le parquet en chêne ciré j’ai cru voir grouiller des insectes, j’ai pensé (en un temps record) àdes expériences radicales : attachée sous des bêtes qui te rongent ou dans une grotte humide (on touche les parois de la grotte les mains tendues, le corps en croix) tu es làpour toujours, pour toujours avec la dégringolade (chaque douleur s’attache àla première mais tu ne perds pas connaissance), quant àl’esprit il tient bon plus longtemps que le corps, peut-être s’accroche-t-il àla récitation de textes poèmes ouvrages stratégiques manuels historiques, enfin il se répète encore les lignes toute faites les phrases d’or et les tournures quand le corps, lui, est tombé (un petit tas par terre tout troué, mangé par les fourmis ou une masse humide, boue pétrie d’ossements résistants, tout blancs et jolis). Je ne m’attarde pas.

Alors la porte ouverte hier fermée par enchantement ce matin glisse. La porte glisse sans glissière. Elle glisse comme portée sur des rails mais il n’y a pas de rails. Bref la porte glisse peu importe comment et voici la chambre que je connais bien. La vieille armoire avec le miroir tacheté de points de bronze ou de la couleur du bronze est face àmoi. Le petit lit est habité. Voilànotre mystère. Habité est un bien grand mot. Une silhouette est ramassée sur le lit bateau, assise, la silhouette, voà»tée courbée les épaules en avant et la tête tombant vers l’endroit où serait le ventre, les genoux ramassés, le tout couvert d’une vieille couverture àcapuche, une toile grège et raide et c’est raide, en effet : trouver ça, une porte àglissière et une vieille silhouette qui ne crie même plus, une petite vieille silhouette recroquevillée sous une couverture beige salie par endroit. On ne voit pas les dents pas les cheveux pas les joues, je m’approche et vais relever tout ça, un bout, un coin - c’est moi qui vais crier mais je recule dignement, sans un mot, les yeux dans les yeux de ce qu’il faut bien appeler une femme.

Les yeux sont vivants, le reste sillonné comme après trois cents années ou plus, la femme assise sur le lit qui criait tout àl’heure et dont la tenue est un miracle tant elle est faite non de chair mais de cuir (effilé parcheminé décalqué) va tomber en avant et en poussière ou cendres toute froides, déjàune petite crotte de cendre sur le plancher de la chambre de l’Ouest, comme on dit entre nous, eh bien, dis-je àla silhouette : mes idées du matin valaient le détour, elles ont donné l’incarnation magique de la femme, tout le bazar. Je ne rêve pas. Voir ça et mourir. Nous venons au monde en pleurant.

Elle me tombe dessus comme une poupée qui a cramé, quelque chose tient làdedans qui n’est pas normal du tout, une baguette de fer pour la colonne mais du fer flexible, elle me tombe dessus dans la position du fœtus où elle était, la tête vers le ventre, les yeux levés vers moi (noirs, l’un noir profond et l’autre un peu plus clair qui vire sur la gauche comme des yeux d’enfant mal soigné), tout tombe et je retiens, redresse.

J’ai couru là-bas, je n’ai pas voulu faire de détour j’ai marché dans le Lampy jusqu’àla taille, j’allais trouver Tom et ça y est ma haine était toute arrivée, j’en avais une belle, une belle balle de haine rien que pour lui, Tom, simplement je ne suis pas sà»re que ça me remplissait de bonheur ni même que ça me remplissait.

A droite sur son siège de feutre marqué de royales insignes, le juge juge le voleur le petit voleur (le petit mendiant déguenillé) puis le juge est jugé sur son espèce de trône alors que j’éclate de rire et avec moi les éclopés et ceux qui aiment rire de ce rire-là. Tu n’as rien vu, Tom : voilàcomment je m’adresse àlui en marchant dans le ruisseau, bientôt de l’eau jusqu’àla taille. Quand je suis devant lui c’est tout le contraire : Tom est celui qui voit et qui a vu. Je rougis de mon audace, de mes torts et de mon injustice. Je vais lui demander pardon, m’allonger près de lui, observer la moindre contraction de ses muscles, admirer l’image, le visage qu’il porte, supérieur àchaque autre (l’image physiquement surélevée, il faut grimper, grimper, pour l’instant je lève les yeux àme faire mal au dessous des paupières). Alors, ma haine ? Elle fait ce qu’elle peut. Quand elle retrouve ses assises elle ressemble, il faut le dire, àla poupée de cendre grise installée dans la chambre du haut, àla femme tricentenaire (ou quelque chose de plus). Je dis àTom que ses yeux m’ont semblé, quand je suis arrivée, deux gros vers blancs qui cherchaient àquitter leur niche. Puis je chantonne quelque chose de révolutionnaire et d’ancien.

Je ne voulais pas dormir mais veiller absolument. Personne ne sait ce que signifie veiller absolument, sauf Tom. Je me suis pourtant endormie alors que je faisais tous mes efforts de vigilance. Tom m’a demandé de l’appeler Ed. Ok, Ed. Puis j’ai bavardé : je n’ai pas ouvert le Majestic, je lui ai dit, pourtant Nico m’a recommandé de le faire chaque jour au cas où cela donnerait aux voyageurs l’idée de s’y arrêter une nuit.

Seule une poupée de cuir et de cendre s’est installée dans la chambre au-dessus de la mienne. Une poupée de cuir bringuebalante s’est installée dans la chambre au dessus de ma chambre. Ma porte s’est ouverte toute seule. Elle a glissé. Je suis très enthousiaste et je crois que la trop vieille femme de la chambre de l’Ouest, Tom que j’appelle Ed et moi-même, nous ne formons qu’une seule et même personne.

Elle enlève la capuche. Elle tangue comme une poupée ou ces jouets posés sur les plages arrière des voitures de vieux, un chien le plus souvent, elle n’est pas un chien, quoiqu’on ne sache pas très bien. A propos de ce qu’elle est, de ce qu’elle veut être, des formes prises au travers des temps (des siècles), on divague. Une main rejoint la joue de carton en tremblant. Touche les minces lignes des lèvres. La chose-femme est posée sur le lit bateau de la chambre du haut. Le chemin de fer sera bientôt désaffecté. Le samedi à10h10 trois wagons vides et mal tenus grondent et c’est tout. Elle ne parle pas. Du moins au début elle ne parle pas. Il faudra que lui soient rendues quelques forces, grâce àun verre de lait quotidien, grâce aux soins que je porte àson corps.

La porte glissa une nouvelle fois. Une frayeur plus grande que la première fois me saisit : l’espèce de momie avait disparu. En m’approchant je découvre la masse informe allongée et pliée sur le lit. Les baguettes noircies et noueuses des jambes. A partir de làj’ai pris soin de la femme en décomposition. Après une semaine, elle s’exprimait dans un mélange de langues latines. Elle était intarissable. Pour l’heure je ne la comprenais pas. Dire qu’on en était arrivé là, àdiscuter toutes les deux comme de vieilles commères dans la chambre d’en haut sans se comprendre le moins du monde. A se frotter de lait d’amande et àrajeunir àvue d’œil. Le Majestic je m’en fichais éperdument. Je n’aurais pas voulu que Nico s’inquiétât ni qu’il me crà»t folle avec mes histoires de momie et de régimes de jouvence. Je ne voulais pas qu’on confonde le Majestic ou mon dégoà»t pour le Majestic avec la venue de la femme tricentenaire. Il fallait garder le Majestic comme une chose indépendante (chargée d’années et d’humiliations) puis lâcher le tout d’une façon cinglante et une bonne fois pour toutes.

Hop, la porte glisse une quinzième fois. Mes mains cessent de trembler. La porte glisse et voilàla silhouette ratatinée. Je porte sur un plateau le verre de lait quotidien. Je partage avec la femme une douleur àpropos de laquelle je suis complètement muette. Un poisson vraiment. Je soulève la robe brune, la cape de bure, je masse de beurre fondu la peau du dos qui se lisse prodigieusement, c’est-à-dire àune vitesse incalculable. Je frotte vers le cou, je remonte, retourne. Les seins de la femme deviennent lourds, deux cônes rougis, lourds, dressés de toute façon. Ils portent la couleur du tremblement, je me souviens. Maintenant le visage. Il est plus long àvenir. Il demeure sombre et plissé comme une vieille pêche ou juste un noyau. Je ne parle pas ; ce que j’ai àdire, la vieille peau qui ressuscite le sait comme moi. Le noyau qui lui sert d’œil et de museau (àchansonnettes, àcomplaintes) a vu tous les malheurs. Nous nous taisons, l’une et l’autre, moi bien en face du buste nu et provoquant de la femme qui porte sur son cou altier un tout petit fruit pourri.

Je n’ai plus besoin de chercher midi àquatorze heures ni de m’affoler. Elle est là, attelage d’un corps rose et d’une figure martelée d’années et de brà»lures. On est au début du mois de mai, des rosiers grimpants se sont accrochés aux chambranles des fenêtres dans la chambre de l’ouest, les fleurs sont rouges et ourlées sans fin. Je frissonne. Quelque part dans un cabanon du Lampy, caché d’un peu de boue, Tom parle aux moustiques. Je t’ai trouvée, dis-je àla femme tricentenaire dont le corps nu est mouvant dans une lumière qui ne doit plus cesser.

Je veux savoir son prénom. Elle fait des tas d’histoires avant de le murmurer. Le nom de famille est espagnol. Mariana s’est levée devant la fenêtre, toute transparente, un corps de rêve sous la robe de bure. J’ai poussé un petit cri, je voulais la garder secrète mais elle : qui veux-tu qui me voie. Non qu’elle fà»t invisible. Mariana n’est issue ni de mon imagination ni de mon besoin d’elle, elle n’a rien d’une femme pourvue d’aile bruissante où se perchent les idées. J’ai la preuve que Mariana n’a rien d’une idée. Mariana sait que personne ne passe par ici. Le pays est désolé. Nico ne vient jamais àl’improviste. Les autres travaillent dans les vignes. Le visage de Mariana n’a pas changé : une pêche trop mà»re et ratatinée. Seule la bouche vit. Je crois que les yeux de Mariana S. sont fermés pour toujours. On n’y arrivera pas, lui dis-je parfois en parlant des yeux et du regard et avec la bouche qui lui sert de visage elle s’illumine. J’ai des questions àposer àMariana. Je m’y prends avec un enthousiasme qui m’a quittée depuis longtemps, depuis Nico et le Majestic.

Sa longue cape brune tombe. Le buste est d’aujourd’hui, né d’aujourd’hui, quand je pense que je suis responsable de la roseur parfaite, du teint de pruine et de printemps du buste de Mariana. Elle ajuste des rideaux de tulle aux fenêtres. Son visage malheureux laisse de petits morceaux de chair, des peaux en lambeaux, traîner partout derrière ce qui serait les oreilles. C’est un petit bouc que Mariana. Il n’y a pas de dents dans sa bouche, quand elle rit ou parle on se jette sur la grotte des amygdales. Je ne suis pas contrariée par le visage de Mariana. Elle m’assied sur le lit et j’effleure son corps parfait. L’effleurant je pose ma main sur mon cÅ“ur et j’attends. Je voudrais serrer. Je tiens sous mes doigts la minute folle qui précède les explosions. Après il n’y aura plus d’images. Je me tais, je me tais, car Mariana S. l’ordonne d’un geste. Tout se précipite : qui est-elle ? Par quelles cruautés est-elle passée ? Elle, si vieille et rajeunie de mes mains ?

Tom, mendiant et clandestin, caché dans la vieille cabane de Samuel, àcôté du Lampy. Un visage d’érable, Tom, un vieil érable jauni. La pêche et l’érable pensai-je avant de ne plus penser du tout car Mariana ôte la chemise d’homme que je porte et la jette par terre. Nous sommes assises toutes deux, bustes nus, sur le lit de la chambre de l’ouest. Ma chemise couvre le plancher, elle fait des vagues de tapis, les rois marchent sur le velours ou le pourpre - ou les ducs. Mariana (avec sa drôle de petite épingle de tête mà»rie) et moi nous ne regardons rien. Rien. Seule la lumière parle ou se conduit en personnage. Par la fenêtre que Mariana a ornée de tulle la lumière va. Je compte les moments d’apparition, de disparition. La nuit est incongrue àcette heure de la matinée (onze heures, le train est passé). La nuit nous quitte àpeine nous commençons àcompter. Un deux voici la nuit la douleur aigue répétitive que nous voulons encore. Après la lumière, le rythme. Je pense que Mariana S. est un démon. Sous la peau plumeuse du visage il y a des écailles et un serpent du Nil va quitter brusquement l’antre de la bouche vivante. Je ne vois rien. Un rire ou un cri s’élève. Je suis dans les bras de Mariana et dans les vieux draps aux ourlets cousus main du lit bateau de la chambre que Nico et moi on disait la chambre de l’Ouest.

Chut, dit Mariana, oublie Tom. Ils sont venus l’arrêter la nuit dernière. Ils l’ont saisi malgré la boue. Ils l’ont menotté. Puis ils l’ont conduit au commissariat. Mariana est une vipère. La douce vipère m’embrasse. Mariana S., mon courage a plus de ressource que ton appétit de vivre d’années. Mariana S. éclate de rire, le cou se perche étonnamment, il grimpe, là-haut les yeux pétillent trouant le visage de pêche molle avec une bonté qui cherche àme contredire. Il m’est arrivé d’oublier, dit-elle. Mais ici au bord du Lampy, auprès de toi, comment faire. Mariana S. me regarde comme si elle allait disparaître, son corps rose parfait s’illumine puis s’éteint, je frissonne et m’accroche àelle pensant que jamais je n’ai supporté le contact d’un corps àmes côtés. Nico me tenait et dans les trous àl’intérieur de moi je crachais de méchantes petites vérités àla gueule tordue. Nico était tout droit, élancé, vertical et je crois bien que je lui souriais en lui cachant la petite gueule des vérités. Et en priant pour qu’il s’écarte. Mariana S. est àla fenêtre. Un long séquoia nous fait face. Il nous séparerait si on nous regardait de loin. On entend dans le grenier gratter les pieds des rats.

J’imagine qu’ils ont lavé Tom, qu’ils ont essayé de lui faire dire quelque chose àpropos de son nom, de son père ou de son pays. De loin on voit le séquoia divisant nos deux visages mais ni la joie qui émane du corps de Mariana ni l’inquiétude de mon visage. Tant mieux. On approche. Le Lampy, tout ça, les doux vallons, une terrasse qui a appartenu àun hôtel plus vieux que le Majestic, plus abandonné, la voie de chemin de fer et le pont qui s’arrête àmi chemin, en chemin, abrupt, qui tombe. On s’approche et on oublie le séquoia et mon visage inquiet àdroite pour retenir la petite pomme ou pêche trop mà»re d’àcôté, au bord du visage le bord du chambranle de la fenêtre, bord àbord. La petite pomme parle une langue latine et accessible d’emblée.

« Ici les hommes n’avaient plus de visage. Ou ils n’avaient àl’endroit du visage rien de reconnaissable. Bustes surmontés de fruits pourris en guise de bouches et regards. Ils s’étaient tout fait faucher. On leur avait pris le corps, le travail, la force, la dignité et le repos, le nom, les enfants, les jambes (l’une après l’autre), la terre, la voix bien sà»r, très vite la voix, tout de suite la voix, on leur avait pris la voix et tout le reste. Et on ne leur aurait pas pris le visage ?

On leur a pris le visage. On leur a pris l’amour puisque l’amour suit les méplats du visage, s’attache aux ombres et aux lueurs, poursuit les cicatrices, reflète l’épaisseur dont le visage est phénomène.  »

Mariana, solennelle, se lève, chancelle, porte deux doigts de sa main droite sur ses lèvres puis revient s’asseoir àmes côtés. J’ai l’impression qu’on va s’arrêter là. A moins qu’un événement impromptu ne survienne : c’est peut-être ce que promet un silence comme celui-là. Je crains le retour précipité de Nico mais il ne se passe rien. Mariana reprend doucement la parole.

« Leurs sentiments n’étaient pas simples, c’est exactement le contraire : ils sentaient les choses les plus difficiles, les plus aigues, les plus contradictoires. Comment aimer le tyran en soi-même, découvrir la zone obscure maligne planquée derrière les gestes de l’ami, désirer (comme désirent les rois) se partager en petits morceaux, se diviser, s’offrir puis se rattraper (en vain) devant un océan déchaîné en mimant une gigantesque colère que les feux d’artifices, les goémons, les lianes et les guirlandes colorent par-dessus les visages cassés. Ils ne ressemblent àrien mais triomphent d’être au monde. Même salement ils triomphent. Ils possèdent toutes sortes d’armes, ils les gardent àleurs pieds et dans leurs mains (quand il en reste). Bref, on se rend compte que ça ne change pas grand-chose àla perte d’avoir perdu ceci de plus, le visage. Ils se débrouillent pour triompher (amèrement) et nettoient le noyau intouché (pas besoin de visage), dedans, qu’il faut serrer, resserrer, protéger. Ils ne bougent pas, exposent leurs cous amputés, monstrueuses apparences qui rencontrent la douceur de l’air et les senteurs venues des collines. Parfois on les voit jardiner, cuisiner, porter aux nues une femme. Ils veulent tout de suite après la faire tomber de son piédestal. Ils n’en font rien, ils ne font rien pour la descente des femmes bien qu’ils s’en flattent. Ils laissent pousser leur barbe et se voà»tent sur les plants de tomates.

La terrasse de chez William est incendiée de lumière. On a porté de petits fauteuils de velours frangés mal adaptés àla chaleur. Les hommes sans figure déambulent. L’un d’eux traverse lentement la terrasse en diagonale. Sur la paume de sa main droite il tient la base d’un verre àsoda. Partout des ciels crayeux, étouffants, tombent. On entend mourir une conversation. Toujours la même chose immobile au milieu. C’est une femme qui parle, c’est la seule femme chez William, la seule créature ici qui porte sur ses épaules un visage aux traits précis, travaillés et connaissables. Elle est assise sur l’un des fauteuils de velours rouge et elle prononce des phrases, immobile, d’un air découragé. C’est alors que l’un des hommes a traversé l’espace en portant un verre sur la paume tendue de sa main. La souffrance n’a rien àvoir làdedans. La voix de la femme meurt.  »

Mariana S. va disparaître, s’étioler brusquement. Les seins qu’elle tend vers la fenêtre et que je regarde de profil vont tomber en poussière, en cendre.

« L’un des sans-tête a traversé l’espace avec sur la paume tendue de sa main un verre de jus de fruit. A l’intersection de la terrasse il a rencontré un homme qui avance et retient l’attention. La femme se lève. Sous le globe du soleil central plongeant sur le haut de son crâne, droit, brusque, l’homme qui retient l’attention vient àsa rencontre. Au ralenti. Attention, la femme est surprise. Elle n’attendait pas ici, àcette heure, sur cette terrasse, cet homme-ci. Il a disparu depuis de longues années que la femme comptait. Elle buvait des sodas avec désespoir et le voilà. Il vient d’arriver. Elle a retenu sa respiration. Elle s’est levée, retournée, a avancé, il arrivait. Ils marchent l’un vers l’autre. Ils sont face àface. Il prend la main de la femme. Ils arpentent la terrasse comme une île, ils errent le long des falaises improvisées. Un soleil de plomb suspend leur jugement, ils avancent et reviennent. D’une première évasion, ratée, l’homme porte la marque. Un collier tatoué imite les maillons d’une chaîne tout autour de son cou. Au-dessus triomphe un visage humain, insigne. C’est un des derniers visages. C’est peut-être, avec celui de la femme, le dernier visage.

L’homme arrive, après sa deuxième évasion, dans la ville des hommes sans tête. La femme choisit pour l’accueillir un sourire un brin ironique. Le visage de l’homme évadé, accouru vers elle et elle seule, fait une tache sur la terrasse aux lumières de craie. La tache est visible et dessinée. La tache est rouge, brune, ne tient pas en place, provoque. (Ce sont les yeux, sans doute, cette mobilité. On avait oublié). La tache mà»re s’approche du visage de la femme. Ils sont si près l’un de l’autre, homme et femme àvisage, qu’ils ne forment qu’une seule et même tache. La tache, de rouge et brune qu’elle était, se confond aux teintes blanchâtres de la terrasse, voit-on (croit-elle). La femme pense que grossit affreusement cette boule blanche qu’ils deviennent, bouche contre bouche, elle et lui. Ainsi on devient tournoyant et flou, au bout du compte invisible.

La femme bondit, s’écarte. Pour un instant l’homme au visage singulier a tout d’un homme sans visage. Ce qui vient de se passer laisse la femme entre crise de rire et larmes. Elle pense : le seul visage restant s’efface par prestidigitation. Puis : un amour sans visage ni distinction. Sans importance. Rien àfaire, malgré les lumières sous les sourcils qui s’animent de nouveau, elle est incapable de regarder le visage de l’homme, elle n’y voit rien qu’une forme confuse rehaussée autour du cou d’une chaîne tatouée appuyant un visage capable de s’absenter.

Il est venu vers elle comme auprès d’un souvenir après qu’il en a accumulé des centaines, inconnus et mystérieux, tous plus mystérieux les uns que les autres (tous d’ordre tragique, pense-t-elle). On les devine, les souvenirs, fourmillant dans l’espace lumineux sous les sourcils, cachés. Elle a horreur de toutes les zones où l’on se cache, de toutes les zones, sauvages, sylvestres et mentales où l’on va se cacher.

Elle vieillit aussitôt. Elle devient la sorte d’aïeule qu’ils auraient, elle et lui, en commun. Elle se fane debout et sur pied. La tête altière qu’elle eut penche un peu sur la droite, sur la gauche, vacille. L’homme au cou tatoué, au visage intact et aux souvenirs multiples l’épuise. Elle dégouline après avoir vacillé. L’homme évadé torturé la torture après qu’il l’a épuisée quand il tient face au sien qui oscille un visage couronné et si prompt às’effacer (àeffacer). Elle ne veut rien auprès d’elle. Ce n’est pas grave, elle ne perd rien de plus que ce qu’on a déjàperdu. Elle baille. Elle tourne la tête. Elle prononce une parole active de haine. Elle chasse l’homme revenu. On ne se débarrasse de rien en tournant la tête. Il faudrait prendre son petit bagage intérieur et le développer sur la table, argument après argument. Elle fait le contraire : elle chiffonne le tout àl’intérieur. Elle fait preuve d’intolérance. C’est sans motif. Il s’évada deux fois. Il fut torturé. Il conserva un visage intact. Il fit tout pour la rejoindre. Ça glisse. Non seulement elle a tourné la tête mais elle est devenue de marbre. Mais elle a perdu l’ouïe et la parole. Même ce qui est tout chiffonné au-dedans, la haine (une bonne balle de haine injuste et attristée), s’étiole pour de bon. Il la retient ou tente de débattre : il a l’habitude des ruses rhétoriques. J’ai tant aimé ton visage ; l’amour est le même inconnu. On le voit, tête haute, exalter la beauté de la femme qui a un visage comme lui dans le pays des sans-visages. Elle refuse d’entendre. Il avale les larmes qui coulent sur ses joues, il s’éloigne. »

Mariana se tait. Cette petite chose d’ombre (l’amour de l’amant échappé et de Mariana) se rétrécit. Cette petite chose d’ombre dégringole. Les contours du corps de Mariana pâlissent. J’appelle Mariana àvive voix, je la supplie de rester, moi qui de tout temps n’ai souhaité que des départs et la paix des solitudes (ma dépouille seule, muette et pas très inventive, moyennement intelligente, n’ayant accès qu’aux plus imprécises des connaissances, pour un de mes plus grands malheurs, me convenait). Reste, je crie. Reste, Mariana. Je touche l’ombre ou le soupçon des seins, ils deviennent matière orangée et vague, répandue, ils sont l’air de la fenêtre et de la chambre de l’ouest, l’air du Majestic dorénavant, l’air orange et tremblant du Majestic. Mariana. Reste. Mariana est l’air du Majestic. Mariana le Majestic. Mariana mon petit baluchon. Je lui dis que j’ai de la compassion pour les hommes sans visage qu’elle a dits et de l’intérêt pour les terrasses de plein soleil où la lumière aveugle et blanchit chaque contour. Je lui abandonne Tom le fugitif. S’il revenait, dis-je àMariana S. volatilisée, je le regarderais avec ironie, je le contemplerais de tout mon haut. Mais il n’y a rien àfaire, Mariana s’est effacée. La fenêtre bat sous un petit vent qui annonce le soir et l’orage.

Encore quelques jours avant que Nico et les autres ne reviennent. Je respire lentement dans le silence du Majestic, je donne des prénoms aux secondes, assise sur le lit de la chambre de l’ouest et choisissant des prénoms syllabiques pour chacune des secondes qui frappe. Je fais tinter, l’une contre l’autre, les petites cuillères que j’ai trouvées dans la chambre de l’Est, ça aide les syllabes et les secondes. Je m’habitue (avec enchantement) àoublier Mariana S. elle-même après que j’ai oublié Nico et Tom. La vieille dépouille se trémousse àmes pieds, informe, exactement comme je l’aime.



Marie Cosnay publie chez Laurence Teper, Verdier et Cheyne éditeur.
remue.net a consacré de nombreux articles àcet auteur.
Un premier « Dialogue des morts » est paru dans la revue de remue.net, au printemps 2010.


Polaroid de Laurence Skivée

20 septembre 2010
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