62- Marie Cosnay : penser l’hospitalité
Et s’il faut le lire, ce n’est pas seulement pour les raisons que suggère son sous-titre, Responsabilités en miettes, ces raisons, on s’en doute, relèvent de la nécessité où nous obligent les temps que nous vivons d’exercer une veille active sur les espaces où le droit et la justice sont bafoués ; s’il faut le lire, c’est aussi et surtout que la condamnation que fait Cosnay des pratiques d’expulsions injustes [1] ici en France n’est pas seulement la manifestation de son engagement citoyen, elle vient de plus loin, ou de plus haut, si je peux dire : elle est commandée par une inspiration qui gouverne aussi sa conception du métier d’enseigner [2], comme aussi bien son travail d’écrivain, lequel commande tout le reste.
Aussi le registre de ce dernier petit livre n’est pas d’abord polémique, il est bien plutôt éthique, et cette exigence, l’auteur la revendique elle-même : s’il s’agit de faire « de manière infime bouger le réel », cela n’est possible qu’au nom de « représentations concernant l’exil, la frontière, la mort, la parole et le droit (...) issues du fond culturel antique de notre civilisation [3] »
L’engagement de Cosnay est celui d’un écrivain, et cela se remarque à la manière dont sa phrase et son argumentation progressent selon une ligne implacable, tressant tout au long du texte une même clarté, une même évidence, où se confondent, se répondent, et la philosophie et les mythes grecs, et les cas d’étrangers, ici et maintenant, que la fatalité et le malheur, bref, que le poids de la force transforment en objets, comme le disait Simone Weil en commentant l’Iliade. Et la référence à Simone Weil vient souvent à l’esprit quand on lit Comment on expulse : même exigence, même claire intransigeance dès lors que la justice et le droit sont en cause. Dès qu’il faut s’insurger ; dès que la nécessité de « dire vrai » s’impose selon le principe grec de la « parhêsia » dont Cosnay rappelle à plusieurs reprises la vertu, en particulier lorsqu’elle évoque l’attitude de Socrate lors de son procès.
Or, au tribunal de grande instance, de nos jours, « les confrontations (...) ne sont jamais libres, elles sont toujours soumises aux codes rhétoriques, formels, toujours visent la procédure, jamais la vérité, jamais le « dire vrai » [4]. »
C’est que la justice c’est aussi de permettre à l’autre l’exercice de la parole, de lui donner la possibilité de transformer le désordre de ses errances et de ses spoliations en récit de sa vie ; « les personnes déplacées de pays en pays et malmenées devant les lois constituées des anciens États-nations composant l’Europe disent quand on les rencontre : il faut raconter, raconter mon long parcours », écrit Cosnay dans un très beau chapitre sur la rumeur d’après le livre XII des Métamorphoses d’Ovide [5].
Peut-être, du reste, ceux qui ont la responsabilité de juger ou d’encadrer et d’accompagner les migrants, juges des libertés et de la détention ou policiers, qui excusent la violence objective de leurs actes en évoquant la fatalité à quoi les réduit ou les oblige la violence du droit lui-même, et c’est bien ainsi que « les responsabilités (tombent) en miettes », devraient méditer, entre autres, les paroles de Socrate après son procès, dont Cosnay résume ainsi l’esprit : « Le testament qu’il laisse à ses amis est celui-ci : ayez souci de vous-mêmes, occupez-vous de vous-mêmes. S’occuper de soi-même, c’est être capable de se demander ce que fabrique son âme et comment elle se lie à la vérité. »
De même pourraient-ils méditer aussi la manière dont Thésée, dans l’Œdipe à Colone du vieux Sophocle, accueille à Athènes Œdipe au bout de son errance, et qui craint d’être expulsé : le don de l’hospitalité que fait le roi Thésée au vieillard aveugle que conduit sa fille Antigone, cette leçon, si constante dans la pensée grecque, n’est pas seulement un acte d’humanité, elle est la valeur sur quoi s’est fondée en ces temps-là l’invention de la démocratie.
L’avant-dernier chapitre du livre de Cosnay, le plus fort il me semble, entrelace avec un grand pouvoir de conviction le récit du mythe grec, sa force exemplaire, avec les drames qu’ont connus les pays arabes depuis le printemps 2011 : l’exil des populations, les naufrages, les expulsions :
(...) L’homme en grande fragilité, rappelle-t-elle, prétend au ciel, aux mers, aux routes, en même temps il installe devant les villes de quoi se rappeler qui il est, de quel savoir de lui-même tout dépend, sa santé et celle des villes. Ce qu’on n’avait pas prévu, c’est que les mers, faute de passages navigables, se transforment en cercueils.
Personne parmi les dirigeants d’Europe pour tenir encore le discours du roi Thésée à Œdipe. Personne pour défendre la raison [6]. Misère...
Je sais que personne ne t’enlèvera d’ici contre ma volonté. Quand la raison reprend ses droits, il n’y a plus de menace qui tienne. Je t’adjure d’avoir bon espoir, je suis sûr que même en mon absence tu n’as rien à craindre : mon nom sera ta sauvegarde.
[1] Un premier livre, Entre chagrin et néant, publié en 2009 chez Laurence Teper et réédité chez Cadex en 2010, traitait du même problème. Voir ici.
[3] Comment on expulse, p. 11-12. D’autres alliés substantiels sont sollicités, Benjamin, Deleuze, Foucault...
[4] p. 18.
[5] PP. 59-63.
[6] À l’exception de ces manifestions marginales, comme celle du camp des Indignés à Bayonne, qui réinvente une forme de démocratie. Voir p.106.