46- « Ils dialoguaient ailleurs »

Cécile Ladjali [1] publie, chez Actes Sud, Ordalie, un roman inspiré par la longue liaison de Paul Celan et Ingeborg Bachmann, depuis leur rencontre chez le peintre Edgar Jené, en janvier 1948, jusqu’en 1962, époque où le roman s’achève : huit ans avant la mort de Celan, douze avant celle de Bachmann, à Rome. Deux morts tragiques, on le sait, Celan se suicide en se jetant dans la Seine, et Bachmann est brûlée vive dans son lit, le feu ayant peut-être été allumé par une cigarette…
Ces deux morts sont simplement évoquées par le narrateur tout au début du récit, un certain Zakharian, cousin de l’héroïne et amoureux d’elle, amoureux nécessairement déçu, tant la passion d’Ilse pour Lenz est exclusive, quels que soient par ailleurs les épisodes de leur aventure, les ruptures, les retours. Néanmoins Zakharian est le témoin, parfois l’espion, souvent le confident, de cette histoire.

« Ordalie » : la métaphore est pertinente, on le voit, puisqu’il s’agit d’évoquer, derrière cette coutume médiévale, le jugement de Dieu par l’épreuve de l’eau et du feu. Les occurrences de ce thème sont, dans le roman, très nombreuses, une vingtaine au moins ; elles mettent l’accent sur l’enjeu absolu de cet amour, dont la cause ne se sépare pas de celle de l’art et du poème, à quoi s’ajoute, pour Ilse, l’engagement politique.
Un engagement que son amant critique, lui qui « est en quête », comme le Lenz de Buchner, auquel Celan renvoie entre autres dans son discours de réception du prix Buchner, « du lieu de la poésie, du dégagement, du pas. »

Ilse, Lenz, Zakharian… Ces prénoms, auxquels il faudrait ajouter au moins ceux de Rachel et de Blanche (la première, maîtresse maltraitée de Zakharian, la seconde, épouse de Lenz), offrent une première entrée dans un texte qui se donne au lecteur non averti pour une pure fiction : « Ordalie, roman ».
Et sans doute peut-on le lire comme tel.
Mais deux citations [2] en exergue à l’entrée du livre attirent l’attention.
Citations de Celan et de Bachmann, elles évoquent, elles aussi à travers des images d’eau et de feu, leur amour.
Et puis, en dernière page, l’auteur indique très clairement ses « sources » : la correspondance Bachmann/Celan (à paraître aux éditions du Seuil), et la Correspondance Celan /Gisèle de Lestrange (Le Seuil, 2001), enfin, elle donne la référence de ses emprunts à l’œuvre des deux poètes, qu’elle insère directement dans son texte, précisant aussi quels personnages réels circulent dans le récit ; le familier Zakharian les signale du reste simplement par leur prénom, comme Edgar (Jené) ou Yves (Bonnefoy), Claire, Yvan (Goll) par exemple, parmi beaucoup d’autres.

Du coup, le roman prend une autre dimension : d’abord celle d’une Histoire qui marque la fin d’une époque pour l’Europe, et dont ledit Zakharian, qui admirait tant les hauts dignitaires nazis, est un représentant parfois assez veule et minable, seulement humanisé par son amour pour sa cousine.
Et surtout celle de l’amour, douloureux et si souvent menacé par ses propres exigences, de deux des plus grands poètes allemands de l’après-guerre.

Il fallait se risquer à un tel enjeu, et rester cependant à distance de l’énigme que tissent ensemble d’un seul élan, chez ces deux êtres de l’extrême, et l’amour et le poème.
Ce que réussit le plus souvent Cécile Ladjali.

Nous marchâmes dans Berlin jusqu’à la tombée du jour. Ilse et Lenz sillonnaient les ruines de la ville qu’on avait tout juste commencé de reconstruire. Longeant un mur, qui était la seule paroi encore debout d’un théâtre détruit, elle passa la main dans un trou de mortier du diamètre d’un poing. Lenz disparut de l’autre côté du mur et tira la main d’Ilse à lui. Ma cousine poussa un petit cri strident. Privée de son avant-bras (Lenz avait happé Ilse jusqu’au coude), elle ne pouvait plus bouger. Sa face était collée contre le mur du théâtre. Elle semblait écouter Lenz respirer de l’autre côté comme si l’épaisseur du mur eût été celle d’une feuille de papier. Je regardais ma cousine se tortiller contre cette paroi éclaboussée de tirs, ma cousine avec son bras en moins. Lenz, pour sa part, avait totalement disparu. Je n’entendais de lui que quelques mots comme si ces derniers avaient été prononcés du fond d’une cave. Soudain, il lâcha la main de mon adorée. Ilse tomba à la renverse sur un sol de talc. Des paquets gracieux de poussière blanche montèrent vers le ciel. Elle éclata de rire. Alors nous vîmes l’œil brun de Lenz dans le trou. [3]

Jean-Marie Barnaud

24 septembre 2009
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[1Cécile Ladjali sera présente au Festival du livre de Mouans-Sartoux ; elle participera samedi à une rencontre/lecture à 15h. 30 organisée par l’association Podio.

[2Ma vie est finie, car il s’est noyé dans le fleuve au cours du transport, celui qui était ma vie. Je l’ai aimé plus que ma vie. I. B. Et : Ainsi je t’ai jetée dans la tour et j’ai dit un mot aux ifs, une flamme en est jaillie, elle t’a fait une robe de mariée...P. C.

[3Page 58.