Martine Sonnet | Solitude du dernier Ln27

Lire des extraits de Forges de Billancourt, beau récit de Martine Sonnet sur l’atelier 62 de la Régie Renault où travaillait son père ici et .

Elle vient de publier Montparnasse monde, 24 variations sur le thème d’une gare, dans la collection « l’atelier des écrivains » aux éditions publie.net.

Atelier 62 a paru en janvier 2008 aux éditions Le temps qu’il fait, il n’est pas trop tard pour lire ce texte que Martine Sonnet a confié à notre mémoire commune du travail, Yun Sun Limet nous a dit pourquoi.


             Forcément, quelque part dans le socle, à l’extrémité d’un rayon - on avait calculé au plus juste dans ces magasins neufs dont on savait déjà qu’il suffirait d’un demi-siècle pour les remplir - reposait le dernier Ln27 . Dernier Ln27 qui ne pouvait être qu’un volume in-8°, parce que ceux-là avaient poussé leur numérotation beaucoup plus loin que les in-4° ou les in-Fol, sans parler des plus anciens, entrés du temps où l’on cotait sans s’arrêter au format. Le dernier in-8° Ln27 et tout le cortège arrêté dans sa marche ; le rassemblement méticuleux des vies écrites avait vécu dans la bibliothèque. Et Philippe Lejeune si friand de la cote Ln27, affectée aux « biographies individuelles », qu’il lui avait consacré jadis un article, en était pour ses frais.
             Vu de loin, le renoncement aux anciens systèmes de cotation et classement des livres dans le temps même où ceux-ci franchissaient la Seine pouvait passer pour un épiphénomène du déménagement. C’était une tout autre affaire, et bien plus spectaculaire, ces millions de livres prélevés dans leur ordre rigoureux, mètre linéaire après mètre linéaire, rangés dans des armoires noires à roulettes - véritables petites bibliothèques ambulantes et amphibies, intérieur capitonné pour amortir les secousses dues aux derniers pavés parisiens protégé par une coque métallique inviolable - et redéposés sans plus de dérangement sur leur rayonnage de destination. Le temps du transfert chaque livre gardait ses mêmes voisins : qu’ils ne se sentent pas perdus ni qu’on ne les perde en cours de route. Armoires remplies rive droite, armoires vidées rive gauche, armoires reremplies et revidées et ainsi de suite pendant plus d’un an. La noria des camions avait été confiée à un consortium de « Déménageurs bretons » – façon de parler qui n’était pas forcément celle des extraits de naissance - qu’on avait rhabillés pour l’occasion de beaux tee-shirts verts, taillés sur mesure, au logo de la bibliothèque et de la grande opération qu’on y menait, main de fer dans gant de velours pour ne rien abîmer.
             À Richelieu, les vieux magasins des imprimés gardiens de Toute la mémoire du monde (comme en 1956 Resnais titrait le beau court-métrage qu’il avait consacré à la maison) se vidaient par un trou percé dans le mur donnant sur la rue des Petits-Champs en une lente hémorragie de livres qui s’écoulait du flanc de l’édifice. Quai François-Mauriac, pour déverser leurs cargaisons, les camions s’engouffraient discrètement dans la rue intérieure souterraine traversant de part en part le socle de l’édifice. Arrivés là, les hommes soi-disant bretons aux tee-shirts verts roulaient bruyamment les armoires le long des couloirs souterrains blafards, jusqu’aux monte-charges qui les acheminaient aux niveaux des magasins à peupler. Je les regardais faire, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et j’avais un peu de peine, surtout pour le trou au côté du cher vieux bâtiment. Spectatrice obligée parce que lectrice privilégiée par ma fonction, alors, de bibliographe de l’histoire de France et disposant à ce titre d’un bureau pied-à-terre dans la bibliothèque que j’avais suivie d’une rive sur l’autre.
             Je ne me souviens plus à quel moment au juste j’ai commencé à me tracasser à propos de la solitude du dernier Ln27. À prendre conscience du fait qu’il y avait forcément une vie écrite contre laquelle aucune autre ne viendrait s’appuyer ; une vie qui n’aurait jamais pour l’épauler rien de plus solidaire qu’un fantôme signifiant, comme une sanction, qu’on en avait fini avec le rapprochement des biographies individuelles, qu’il ne fallait pas chercher de suite ailleurs. On appelle « fantôme » dans les bibliothèques ces sortes d’intercalaires matérialisant l’absence d’un livre sur un rayon et resserrant éventuellement les autres autour du manque constaté.
             Pour les temps résolument modernes qui s’annonçaient de l’autre côté de la Seine, décision était prise une bonne fois pour toutes de ne plus s’embêter à ranger les livres qui continueraient à grossir les collections comme Nicolas Clément, garde de la Bibliothèque Royale à la fin du XVIIe siècle, l’avait imaginé en son ingénieux système appliqué depuis lors. L’érudit avait divisé le savoir en 23 et affecté à chaque classe une des lettres de l’alphabet ; elles y passaient presque toutes, tant les connaissances de son temps étaient déjà grandes : du A « Écriture sainte » au Z « Polygraphie, mélanges, littérature », un beau fourre-tout à la fin pour que tout rentre. Au milieu du XIXe siècle, accélération de l’avancement des sciences oblige, l’administrateur Jules Taschereau avait peaufiné le système en collant une petite lettre et un exposant à côté de certaines grandes lettres pour intégrer dans le classement des subtilités nouvelles, et du L de l’histoire de France était, notamment, né le Ln27, « biographies individuelles ». Avec le T des sciences médicales on avait procédé de la même façon, parce que des maladies, comme de l’histoire, on supposait à juste titre qu’il restait encore beaucoup à voir. Les spécialistes des sujets traités par ces lettres qu’on disait « cataloguées » finissaient par savoir, rien qu’à décrypter la cote d’un ouvrage, de quoi il serait question dans ses pages. Par exemple, de l’histoire d’un lieu en Lk7, d’une vie en Ln27, d’affections nerveuses et convulsives en Td85, de gynécologie en Te101. Étudiante, j’avais passé toute une année à écumer le Lc22 en quête des almanachs parus pendant la Révolution française sujets de mon mémoire de maîtrise.
             Quai François-Mauriac, plus question de couper le savoir en 23 mais seulement en quatre, ce qui semblait plus fonctionnel pour remplir les quatre tours exposant à tous vents quatre livres aux quatre coins de l’esplanade. Les nouveaux livres engrangés à compter du 1er janvier 1997, s’aligneraient sur les rayonnages dans leur ordre d’arrivée, juste triés par format et selon qu’ils rejoignaient la tour des temps, la tour des lois, la tour des nombres ou bien celle des lettres. Pour le reste, sur les rayons des magasins, n’importe quoi à côté de n’importe qui, et les volumes différents d’un ouvrage unique pas même regroupés si l’auteur avait eu le malheur de trop tarder à boucler son tome 2. Une manière d’amputation pour ceux-là qui me choquait profondément. Déménagée à mon tour, mais mal à l’aise dans ce nouveau monde, je n’usais qu’avec la plus extrême parcimonie de mon autorisation à circuler dans des magasins du département qui m’hébergeait.
             Les réflexions qui m’agitaient sur l’éclatement de l’ordre raisonné des livres avaient donc fini par installer dans mon esprit cette question du dernier Ln27 , sa solitude, son identité, et celle-ci par y prendre ses aises jusqu’au tourment et à la décision de vaincre ma répugnance pour y aller voir et en avoir le cœur net. M’astreindre à circuler dans le socle froid (maintenu à la fraîche température favorable à la conservation des ouvrages), affronter les successions de portes si lourdes (attendre avec toujours une pointe d’angoisse que le badge en libère l’ouverture), et actionner les compactus électriques en ayant garde de ne réduire personne à l’état de crêpe entre deux travées de rayonnages qui se refermeront pour en écarter deux autres un peu plus loin.
             Mais je n’ai pas eu à actionner le compactus : la travée sur l’épi de laquelle l’étiquette stipulait qu’étaient rangés là les livres du in-8°Ln27 jusqu’au n° 99657, était ouverte et la cellule électrique, détectant mon approche, avait transmis l’ordre de l’éclairer. Au fond, la femme assise par terre, talons collés aux fesses, un peu engourdie dans sa robe grise informe, cheveux ramassés sous un fichu qui lui dessinait comme une auréole et sandales aux pieds, s’est dépliée, m’a souri et dit son soulagement que j’arrive enfin ; elle comptait sur moi pour l’aider à sortir. J’avais mis longtemps, elle trouvait. Marie de Sainte-Euphrasie Pelletier (1796-1868), fondatrice des sœurs du Bon Pasteur d’Angers, piégée là par la publication en 1984 de ses Lettres choisies affectées de la cote 8°Ln27 99657, la dernière du genre attribuée. Adossée à Bougainville et à Lapérouse sur sa gauche, retenue par une butée métallique qui lui glaçait les côtes sur sa droite, elle n’en pouvait plus des histoires de voyages qu’échangeaient ses deux voisins. Toute sainte femme qu’elle était, endiguer le cours des vies au fond d’un magasin du socle était trop lui demander, quand il restait tellement à découvrir de par le vaste monde.


Quelque liens choisis par Martine Sonnet pour prolonger la lecture de ce texte sur les cotes et les livres et la façon dont s’organise et se déplace la mémoire d’une bibliothèque :

Philippe Lejeune, la table des matières de Moi aussi paru en 1986 reprenant son article des Études littéraires de 1984 sur « La cote Ln27 », c’est ici
et son site en général c’est .

Sur le site de la BnF, une rubrique sur son histoire.

Un article sur la bibliographie annuelle de l’histoire de France, dont elle a été responsable de 1995 à 2003, ce qui lui a valu d’être aux premières loges pour observer le déménagement.

Un article sur le film de Resnais Toute la mémoire du monde (1956) consacré à la Bibliothèque nationale.

Enfin, un lien vers la page de son site « essai d’autobio-bibliothéco-graphie en 20 bibliothèques ».


Image : Ancien formulaire de demande d’ouvrages.

16 avril 2009
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