Modèle et son peintre
Avec Giacometti de Yanaihara Isaku vient de paraître chez Allia, traduit du japonais par Véronique Perrin, postface documentée de Gérard Berréby et Véronique Perrin. Nombreuses photos en noir et blanc d’Alberto Giacometti dans son atelier, au café Chez Zucca, à Stampa en Italie, prises par Yanaihara Isaku ou par Annette Giacometti, tel, en couverture, ce magnifique portrait dont le cliché porte les marques du temps.
Note de lecture d’Alain Paire sur poezibao.
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Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, 1957.
Giacometti avait sorti un calepin et griffonnait, tout en parlant, des esquisses de portraits : « Je ne sais pas si ça va marcher, dit-il, mais après-demain nous prendrons une heure avant d’aller dîner pour faire un portrait de votre visage » et il ajouta : « La tête est ce qu’il y a de plus compliqué dans le dessin d’après nature, il faut regarder longtemps un visage pour comprendre comment il est fait. C’est pour ça que je n’embauche pas de modèles, je travaille seulement avec Diego [son frère] et Annette. Votre visage ne m’est pas si familier, alors on ne sait pas si ça va marcher… en tout cas je vais y travailler de mémoire aujourd’hui et demain, et nous essaierons le dessin après-demain, on ne peut pas dessiner d’après nature ce qu’on n’a pas étudié de mémoire. »
Le surlendemain, commence l’imprévisible relation de deux hommes réunis autour d’un désir commun de visage : le modèle et son peintre, Yanaihara Isaku et Giacometti Alberto. Face à face, chacun assis sur une chaise, pendant des heures, des semaines - Yanaihara retardant son retour au Japon de jour en jour -, plus de deux cents séances de travail vont se tenir dans l’atelier d’octobre à décembre 1956, puis pendant les étés de 1957, 1959, 1960 et 1961. Entre eux le chevalet, et sur le chevalet la feuille de papier ou la toile. Giacometti a devant lui Yanaihara exposant bravement son visage, ses yeux, son nez, sa bouche. De son côté Yanaihara aperçoit le visage du peintre au-dessus du chevalet, palette et pinceaux dans la main gauche. Son corps immobile s’ankylose, il a mal au dos, à la nuque. Il n’ose pas bouger. Fumer une cigarette, oui, il peut. Mais aller aux toilettes, vite !, le pinceau n’attend pas. Dans la chambre à côté, Annette écoute des opéras de Mozart, de Wagner. Yanaihara perçoit le déroulement de la séance aux exclamations de joie, à la rage, aux jurons. À l’inquiétude du peintre il ne peut répondre que par sa certitude que le travail aboutira. Yanaihara pose, Giacometti dessine, peint tout en discutant de la culture occidentale et de la culture japonaise, des écrivains qui voyagent et des peintres qui ne voyagent pas, des peintres trop pressés d’exposer qui confondent la peinture et l’objet-tableau, de la subjectivité artistique moderne enivrée par sa propre voix qui la prive de voir le monde… À chaque séance, invariablement, se succèdent l’enthousiasme de la mise en route puis le désespoir de Giacometti de ne pas arriver à faire ce qu’il veut : peindre le visage qu’il a sous les yeux. Peindre ce qu’on voit, est-ce donc si difficile ? Yanaihara s’étonne, se tait. Ou est-ce voir qui est difficile ? La lumière diminue, le soir vient, la nuit tombe. Fin du travail. Yanaihara se lève, la plupart du temps il ne reste plus rien sur la toile, Giacometti a tout effacé. Aujourd’hui il n’a pas fait ce qu’il voulait mais demain il le fera. Le lendemain ils recommenceront, l’un à peindre, l’autre à poser.
J’avais commencé à poser avec l’idée frivole que ce serait un joli souvenir d’avoir mon portrait peint par Giacometti, et à mesure que se succédaient les journées passées avec lui je commençais enfin à comprendre dans quelle expérience fantastique je m’étais engagé : de toute ma vie, je n’avais jamais eu d’expérience aussi précieuse et n’en aurais sans doute jamais plus. J’y avais appris non seulement ce qu’est le travail d’un véritable artiste, mais aussi ce qu’est la véritable liberté humaine. Je découvrais dans le réel une profondeur et une étendue que je ne soupçonnais pas avant, la vérité que j’avais recherchée à l’intérieur de la philosophie ou de l’art m’apparaissait maintenant avec une immédiateté frappante.
Il est beaucoup question de distances et de dimensions dans le récit de Yanaihara. « […] le visage est toujours vu à une certaine distance. Peindre le visage tel qu’on le voit, cela revient à le situer à une distance bien définie », écrit-il en reprenant les propos de Giacometti. Sur le sol de l’atelier, une marque indique là où la chaise du modèle doit être placée. La distance varie selon qu’il s’agit d’un dessin ou d’une peinture. « Mon visage sur la toile était petit. Dix centimètres de long sur cinq de large, tout au plus. Que pouvait-il dessiner sur cette petite surface, qu’il continuait de badigeonner inlassablement ? » s’interroge-t-il. Le 14 octobre : « Mon nez sur la toile (soit un triangle dont la base ne fait pas un centimètre), voilà à quoi il travaillait depuis quatre heures, peignant, effaçant, effaçant et peignant. Il disait : …˜…˜[ …] Pour peindre une tête, il faut d’abord que le bout du nez soit en place. Si on réussit à attraper le bout du nez, le nez vient aussitôt, et quand le nez vient, la tête suit…’’ »
Yanaihara ne cesse de retarder son retour au Japon où l’attendent son poste à l’université d’Osaka et sa famille. Il renonce d’abord à se rendre à Istanbul. Mais l’année 1956 est chargée de tensions internationales : déstalinisation des pays de l’Est, événements de Hongrie, crise de Suez. Dans le café où ils se rejoignent avant de se rendre à l’atelier, ils commentent sans fin l’actualité politique. Bientôt l’aéroport du Caire est fermé, Yanaihara renonce au voyage en Égypte. Une chance pour notre travail, un encouragement, se réjouit Giacometti. « Un combat similaire se livrait en chacun de nous : d’un côté, le sens du devoir qui me poussait à rentrer et le désir de continuer à poser ; de l’autre, la conscience qu’il devait me laisser repartir et l’exigence de me retenir pour continuer le travail. Et nul ne savait comment allait tourner la bataille d’Égypte. »
Le récit de Yanaihara Isaku est bouleversant de simplicité, de réserve, d’oubli de soi au service d’une œuvre qui, selon Giacometti, englobera les trente années de travail qui l’ont mené jusqu’à ce portrait. Il ne fait plus que cela : se lever, rejoindre Giacometti au café où il lit le journal, mange un œuf dur, boit un café, et les voilà partis pour l’atelier où ils restent de plus en plus tard, une séance de nuit succédant bientôt à la séance de l’après-midi. Il ne cherche pas à expliquer le travail de Giacometti, il décrit le peintre à l’œuvre, enregistre chaque parole, chaque geste, puis note tout dans un carnet, ne craignant pas de répéter la répétition, l’enlisement, l’impression, parfois, que l’œuvre s’éloigne de jour en jour. Il raconte la rage et l’honnêteté de Giacometti, son dédain du confort et des relations mondaines, son indifférence à la fatigue, aux ratages, la reconnaissance de l’inachevé lui étant la seule voie possible. Aux six portraits qui seront peints par Giacometti répond son portrait par le modeste Yanaihara.
Si, dans les derniers jours de novembre il avait souffert, fatigué du travail de l’après-midi au point de ne plus pouvoir approcher le pinceau de la toile, le problème se résolut un certain jour de décembre, quand il prit son petit couteau de sculpteur et gratta la couche de peinture accumulée à l’endroit du visage. Il peignait par fines strates, avec un pinceau très fin, mais à force de se concentrer uniquement sur le visage sans presque toucher aux autres parties du tableau, cela finissait par former une couche épaisse, un entrelacement de minuscules lignes noires et blanches construites à grand-peine et qu’il fit disparaître d’un seul coup de racloir. « Regardez, dit-il en désignant la surface grattée à l’endroit du visage, voilà le triste résultat de nos efforts… il le fallait, je vous assure, sans quoi je n’avance à rien : pas moyen autrement, je n’ai pas le choix. »
Yanaihara parle de l’émerveillement de Giacometti devant les feuilles des acacias, les maisons du faubourg, les trottoirs mouillés par la pluie, les silhouettes, les visages de ceux qu’ils croisent dans les rues. Il raconte aussi les visites de Jean Genet, les dîners et les rencontres à la Coupole au milieu de la nuit, ainsi que, dite avec tact et pudeur, et que n’ignore pas Giacometti, son aventure amoureuse avec Annette.
Le jour de son départ, le 15 décembre, quarante minutes avant d’aller aux Invalides prendre le bus pour l’aéroport Yanaihara pose encore, Giacometti peint encore : « …˜…˜Ça y est, j’ai enfin compris, j’ai vraiment bien fait de travailler de mémoire ce matin.’’ Il parlait tout seul. …˜…˜Tout était faux jusqu’à hier. Il faut tout effacer et recommencer depuis le début.’’ Et puis : …˜…˜Le vrai travail commence à partir de maintenant, jusque-là ça n’était que le précommencement. D’ici une semaine, nous aurons fait infiniment plus de progrès que dans ces deux mois et demi, c’est certain.’’ »
Nombreux seront les lecteurs d’Avec Giacometti à découvrir que Yanaihara Isaku est déjà présent dans leur bibliothèque, que ce soit dans les Écrits d’Alberto Giacometti [1] ou dans L’Atelier d’Alberto Giacometti de Jean Genet [2].