Musique et poésie aujourd’hui : entretien avec François Rannou (et documents)
ENTRETIEN
Laure Gauthier : Quel est votre rapport à la musique et plus particulièrement à la musique contemporaine ?
François Rannou : La musique, de manière générale, a toujours occupé une place centrale, constitutive de ma vie. Je joue de plusieurs instruments aussi. Plutôt que de musique contemporaine au singulier j’aimerais parler de musiques contemporaines au pluriel. Du jazz au free jazz jusqu’aux musiques du monde et improvisées, en passant par ce qu’on étiquette « variété » et « musique contemporaine » – l’une et l’autre souvent méprisées parce que « trop populaire » pour les uns et « trop élitiste » pour les autres. J’écoute ainsi Michel Portal, François Jeanneau, Philippe Hersant ou… Serge Lama ! Cela dépend des moments vécus.
Pour répondre de façon plus précise encore, la musique, comme la peinture, étant en quelque sorte à la base de mon travail poétique, je suis intéressé vivement par le travail de musiciens, par exemple, qui tentent de sortir des sentiers battus d’un langage académique et ce, avec une recherche d’expériences, une personnalité, une « voix » qui me touchent particulièrement.
L.G. Votre poésie est une poésie qui s’écrit par-delà la page avec souvent comme par exemple dans « sur l’arête de l’adieu » ( Contretemps paradist ) une voix transversale qui vient traverser des blocs typographiques et court de pages en pages, principe qu’on retrouve encore dans votre dernier recueil Le livre s’est ouvert (La Termitière, 2014) ?
François Rannou : Les paroles, je les entends, je les vois. Autour de moi – le réel abonde et me situe. En moi – plurivocalité constitutive du sujet qui sent qu’il ne peut parler d’une seule voix. Il me semble que je tente, par mon travail, de faire entendre/voir/lire cela.
Comment ? Je voudrais faire brièvement état de mon cheminement, de lecteur d’abord. Et citer deux noms bien connus. Rimbaud, soit la traversée des formes poétiques connues (avec quelle maîtrise !) jusqu’à un territoire autre, gagné/perdu, les poèmes des Illuminations, bouleversants, neufs. Mallarmé, dont la pensée s’incarne dans un corps constellé sensuel qui défie les limites de la page, le déplie en un espace ouvert à plusieurs dimensions : gestes, voix, placement (il l’avait théorisé d’ailleurs en en réglant la lecture à haute voix de manière minutieuse et préparée). Tous deux lus dans mon adolescence, mais bien sûr sans l’approche intellectuelle qui m’a permis, plus tard, d’appréhender plus distinctement leur travail. À l’âge où je les découvrais, c’était avant tout une sensation physique.
Dans le même temps, j’avais 16 ou 17 ans peut-être, j’inventai un livre dont l’écriture, disposée en écart et confluence, imprimée en creux, en relief à différentes hauteurs, pourrait être lu par une machine (j’en avais même dessiné les plans…) que je voyais proche de l’orgue de barbarie, de sorte qu’on pût entendre les voix inouïes d’une poésie « objective » dont l’enjeu était la dépossession mise à nu…
Tout cela m’a amené plus tard, assez vite au fond, à ne plus supporter le vers libre, là encore je peux dire physiquement ; et le terme répulsion ne serait pas trop fort. Je n’y sentais aucune nécessité. Il me paraissait pareil au lombric qu’enfants nous prenions entre nos doigts, mou, le coupant pour qu’il se reforme. Oui, « à la fin tu es là de ce monde ancien », alors je me suis porté vers la lecture de l’Apollinaire des Calligrammes, de Reverdy, du Bouchet, et il y avait aussi Anne-Marie Albiach, Mathieu Bénézet entre autres… qui essayaient d’ouvrir de nouvelles voies. Contrairement au vers basé dans d’autres langues sur le mètre, l’accentuation, le vers français trouve son pas selon le comptage des syllabes – or c’est réduire la richesse des rythmes à faire entendre à peu de choses. J’en suis arrivé à ce point : entre le vers libre généralisé, débandé, et l’éclatement sur la page, ludique ou gratuit ou superficiellement justifié, tous deux devenus procédés mortifères, je désirais chercher des formes non arbitraires qui, aussi réelles et nécessaires que n’importe quelle chose du monde, puissent déborder le cadre restreint de la page fixe.
Le rythme se traduit, s’entend et se lit à plusieurs niveaux. À la successivité linéaire viennent s’adjoindre la verticalité et la confluence. L’accentuation se fait aussi par le positionnement graphique des différents corps de paroles, on en perçoit l’accélération, la décélération. L’espacement crée une simultanéité de perception qu’invente une syntaxe rigoureuse et aléatoire.
Évidemment, le travail d’un musicien comme André Boucourechliev m’a beaucoup intéressé. M’a aidé également à penser le poème un compositeur comme Cornelius Cardew qui a participé, dans les années 1960 et 1970, aux recherches dans le domaine de la partition graphique et de l’improvisation (que je pratique lors de mes lectures polyphoniques).
S’établissent ainsi d’autres rapports logiques et syntaxiques qui, je l’ai constaté lors d’échanges avec des lecteurs ou lors de lectures à voix haute, déstabilisent une appréhension formatée fondée sur la maîtrise…
L.G. Contretemps paradist a donné lieu à une lecture à plusieurs voix avec une musique d’Aurélien Dumont (CD, Studio électroacoustique de Lille, 2007). Avez-vous pu, en tant que poète, accompagner le processus d’élaboration de l’enregistrement ? Comment avez-vous conçu la voix dans Tempus fugit, toucher d’ombre , livret pour pièce chantée à 40 voix mixtes, musique d’Aurélien Dumont ?
François Rannou : En 2007, en effet, l’enregistrement de contretemps paradist (qu’il reste à éditer encore) a eu lieu grâce à Aurélien Dumont et Dominique Quelen. Ce fut un moment intense d’échanges et, en une journée, ce fut bouclé. C’est d’ailleurs ce travail polyphonique dans mon écriture qui donna l’envie à Aurélien Dumont de me proposer de participer à l’aventure de Tempus fugit, toucher d’ombre. L’ensemble Les cris de Paris lui avait fait une commande exceptionnelle : être le premier à réaliser, depuis le célèbre compositeur anglais Tallis, au XVIème siècle, une polyphonie pour 40 voix ! Il m’a demandé d’écrire le texte pour cet ouvrage.
Cela a commencé par un malentendu – j’avais rédigé un long poème où chacune des 40 voix avait un texte distinct. Il a fallu que je le « jivarise », le réduise à 17 vers seuls pour que le compositeur puisse déployer dans l’espace polyphonique ces paroles distribuées selon une organisation musicale propre. Cette pièce a été chantée plusieurs fois depuis sa création à l’abbaye de Noirlac le 19 juillet 2014 – notamment à Ambronay, au Louvre-Lens, à Reims, à Quimper…
Les voix ainsi donnent aux mots une plasticité nouvelle – longueur, durée, hauteur font résonner dans l’espace occupé une autre langue qui est bien du français mais ouvert à ses parts d’étrangère luisance – on baigne dans une eau originelle toujours à venir.
L.G. En quoi a consisté votre collaboration avec les auteurs contemporains, je pense notamment à Aurélien Dumont et aussi au projet de livre pour Frédéric Martin Kojevnikov, juste avant le décès précoce de celui-ci ?
François Rannou : Vous faites allusion au livre réalisé par l’artiste Thierry Le Saëc qui a bien voulu répondre à ce qu’évoquaient en lui à la fois mon texte et la partition de Frédérick Martin Kojevnikov. Ce dernier, avant de mourir, avait lu et aimé des poèmes et, en discutant à bâtons rompus avec lui, j’ai été touché par son exigence, son énergie, sa lucidité, sa volonté farouche de ne pas céder au forclos de ce qui est établi – il travailla de manière acharnée et fulgurante pour mettre en musique ces poèmes.
Je voulais, puisque ça allait être sa dernière œuvre, et pour que celle-ci, qui n’a d’ailleurs jamais encore été chantée, existe concrètement au moins sur le papier, que ce beau livre fût réalisé, qu’il le vît, oui, avant son décès le 18 avril 2016.
L.G. Appelez-vous de vos vœux une plus grande collaboration des poètes dans la musique d’aujourd’hui ?
François Rannou : Il y a certes moins de poètes à travailler avec les musiciens qu’à établir un dialogue avec les plasticiens – parfois même, comme me le faisait remarquer mon ami Gilles du Bouchet, y a-t-il d’ailleurs trop de systématisation de ce genre de dialogue. Alors il faudrait sans doute que les poètes travaillent davantage à l’oreille !
DOCUMENTS
A lire Polyphonie avec Aurélien Dumont, première page mise en forme :
A écouter : contretemps paradist, extrait.