Antoine Bertot | Le Clavier d’hiver

Il fallait une journée de neige pour entendre,

lointaines en tête, les notes amaigries

et la question du reste de la vie.

Flottantes dans le reste du jour,

lentement elles infusent ailleurs que sous les doigts.

Elles tiennent un peu, commencent àfondre. Comment

dire ? Translucides elles perdent leur poids,

elles ne s’écoulent pas. Écoute : pendant des heures

elles tombent sans rythme

contre le bois. J’entends le verre et le nuage se dissipe. « Â Respirer

pour de bon àtravers le piano.  » Ailleurs, sans

la neige, les notes claires. Ici par étouffement des cordes,

commence la musique d’un souffle. Depuis longtemps tu penses

àmétamorphoser l’outil, àtrouver moins

la frappe que l’air. Les notes s’écrivent sans elle.

Dans son reste,

sa résonance. Une question. La neige

en flaque la nuit change.

Je n’écoute pas depuis des jours. La question appuie.

Depuis la possibilité des mots. Je reste au bord avec

le ciel de neige clair au-dessus du mur, les rafales

des branches

et la nuit àchercher en mémoire comment

les mains s’unissent. J’ai parlé sans voir.

Il neige. Les mots la nuit,

les heures s’éclairent

avec en sourdine, sous la lampe,

la mélodie de ta question. Ce matin

grésil plein visage.

J’avance tête baissée ; le crâne

pare le vent et les griffes.

Gants oubliés. Je pense àtes doigts sur le fender.

Des notes voilées si loin comme

la frappe du froid saisit pourtant : que fais-tu

du reste de la vie ? Rien àrapprocher.

Tes doigts jouent autre chose : les yeux voient.

La tête

tourne sans trouver l’oreille dans le froid du ciel bleu.

Le jour s’étend. Tactile et volatile,

la voix du clavier chuchote et l’air glisse dans le cou

la question des notes perdues. Elle creuse

un vide où résonner. Je n’aime pas ces mots

forcés depuis quelques jours àparaître

sur la page, en dehors de tête, mais j’écris

parce qu’ils passent la brèche

ouverte par le souffle des doigts. Ils déblaient

devant

une zone interrogative,

vide qui vient et demeure depuis

l’oubli suspendu entre les lèvres. J’écris

ces phrases par effort àla suite

d’une évidence un soir d’écoute et de rafales.

Le souffle

àla fenêtre, le fender, la douceur de la touche. Ta voix,

tout juste ta voix par les doigts, cela fit croire

qu’écrire devait poursuivre

les prises d’air,

les sillons tracés

malgré nous, qui attendent réponse. Quelle autre musique

déjàme déposait au bord de celle-ci ? Notes fébriles,

les feuilles du lierre,

si elles n’étouffent pas sous la neige,

suivent le vent, animent un peu le mur. Une romance

facile s’y répercute en ondes

grésillantes. Les doigts àla basse puis les cordes lissées.

Le reste de la vie est contenu dans l’éveil trouble.

De gauche àdroite la ligne du temps spirale

et s’effile, que la cymbale évapore. Le jour

crachote àla fenêtre. Les pentes fondent.

Le grésillement embrume le creux.

Cela revient aux pentes

en tracés que je n’imaginais plus. Elle navigue

en tête et force parfois la langue

aux murmures. La mélodie s’ébauche

en sons étouffés, àquelle hauteur ? Derrière les yeux

reste une musique désamplifiée. Une valse mineure

commence d’une même lenteur. Depuis hier, la forêt

devient paysage d’hiver. Brume encore.

Des taches de neige. La ligne du chemin neuf

trace net dans la masse autour,

trempée. Je noie ta mélodie

parmi celles qui flottent

aussi en tête et sombrent. Voici encore, sans varier,

ce que j’ai retenu de toi : grande fonte, bitume épaissi ;

le printemps est loin d’attendre les couleurs.

Elle vient du crachin et des flocons

pour l’instant, sans présager. Elle ne brille pas

ou d’une lumière modeste de lampe. Écrivant

le reste de musique, partant d’elle,

je saisis comme les mots, sans y toucher,

brassent l’air. Aussi quand il est question

des pentes, de la pluie, de la lampe,

des lignes tendues qui suivent les ondes,

les notes passent entre les doigts. Il y a du vent

comme une rivière qui déborde.

Jouées par des lèvres et non de l’os.

L’os est pour un autre.

Mélodie obsédantes, ce n’est pas

la première fois que je crois voir

le ciel et le reste de la vie romancés

en mineur. Soudain. Je n’avais rien écrit de sa voix (pentes

grises alors, prises). La deuxième fois,

ce furent les bourgeons qui prenaient la place des notes

et maintenant les flocons et la ligne

blanche vive, au bas du mur, de la nuit,

l’air de ne pas céder quelque temps.

« Â Ã‡a lave bien, la pluie

toute la journée, les bourrasques avec.  »

Persiste,

sans altération, une ligne tenue blanche au bas du mur,

un tas de neige aussi vif qu’au matin, mieux

que le brouillon des pentes.

La musique flotte parmi la fatigue. Souffle bas, le moteur devient

phrase àpeine ou bricolée pour dire

que cela tient. La tête dans la douceur

de l’amorce. Elle ne porte plus loin. Mémoire

musicale faible et par les chiffres

des jours, sombres,

je reviens àelle comme preuve : que fais-tu du reste de ta vie ?

J’écris àla lampe. Faible portée, large d’oubli.

Rien d’autre qu’elle. Tu parles, tu ne projettes

que cela : les graviers

sous la langue qu’on te fit respirer, que tu craches,

blessent les gencives. Grêlons aigus àla vitre.

29 juin 2021
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