Nichita Stănescu | Une leçon de poésie, Ravisements

 >Pierre Drogi est philosophe, poète et traducteur du roumain.
             Il nous présente aujourd’hui Nichita Stănescu (31 mars 1933 - 13 décembre 1983) dont on trouvera une présentation et une bibliographie en français par Pierre Drogi lui-même, ainsi que quelques poèmes, sur poezibao.
             De Pierre Drogi, nous avons publié un poème, ombre attachée ; on peut l’écouter lire, lors de « la Nuit remue » du 19 juin 2010, des extraits de Usage du charbonneux (inédit), et de Afra / vrai corps (éditions du Clou dans le Fer).
             LG

*

             J’ai choisi d’introduire les Ravisements par "La leçon de poésie", texte à peu près contemporain, parce qu’elle illustre cette sortie de scène précipitée que constituent pour moi les Ravisements ; parce que l’aspect kitsch du texte va chercher derrière les clichés, à la manière habituelle de Stănescu, des choses beaucoup plus profondes ; parce que le texte en prose commente le texte paru l’année précédente, "Signe 16", et en explicite un peu de l’énigme et de la portée ; parce que le mot leçon pourrait s’appliquer également aux textes des Ravisements.
             Les crochets indiquent des mots qui explicitent, la plupart du temps, des obscurités du texte ou des raccourcis syntaxiques. Par exemple dans "De la vicissitude", [pour fonder un état] explicite « Descendre de cheval » qui est une allusion à un épisode précis de l’histoire roumaine qu’on pourrait rapprocher de la mésaventure arrivée à Guillaume le Conquérant mettant le pied sur le sol de l’Angleterre.
              « Une leçon de poésie » et Ravisements sont à lire avec Noeuds et Signes [1], parus juste l’année d’avant (1982) et c’est la constellation de tous ces textes, ce bouquet final, qu’il m’intéressait de dessiner, de rendre perceptible en traduisant. L’ensemble donne une bonne idée, je crois, de la pratique et de la personnalité de Stănescu.
             (D’après une correspondance de Pierre Drogi).


Une leçon de poésie (TV R. 1983) [2]

             Voici comment j’imagine que pourrait se dérouler une leçon de poésie adressée à des élèves, des élèves de seconde disons, de cet âge où l’on est le plus ouvert à l’égard de la poésie et où beaucoup de choses dépendent aussi de la capacité pédagogique du professeur à rendre amoureux de cette zone de miracle qu’est la poésie.
             Je réserverais pour cette leçon la dernière séance de l’année scolaire. Auparavant, j’aurais enseigné les poètes à travers leurs diverses poésies, de grands prosateurs à travers leurs différents livres. J’aurais respecté un ordre analytique mais je l’aurais vivifié un peu par une expression vivante et à la fin de l’année scolaire je dirais ceci : Prêtez-moi attention, les enfants, vous dis-je, que je puisse vous raconter ce qui m’est arrivé hier.
             Hier, alors que je voyageais en train, tard le soir, par les moyens du chemin de fer et de la compagnie nationale, j’ai vu dormir une femme à côté d’une cruche d’eau. Elle était si belle, si étonnamment belle et si sûre d’elle-même, cette femme qui dormait à côté d’une cruche d’eau que brusquement j’ai éprouvé le cuisant regret de ne pas pouvoir être compositeur pour lui dire le chant que provoquait en moi sa présence apaisante. J’ai éprouvé le très cuisant regret de ne pas être peintre pour dessiner la beauté de l’air entourant cette femme qui dormait à côté d’une cruche d’eau. J’ai éprouvé le cuisant regret de ne pas être assez bon poète pour exprimer les sentiments de beauté que cette femme avait provoqués en moi, en dormant, à côté d’une cruche d’eau, dans un train, la nuit, sur un trajet de chemin de fer…
             Puis, quand j’en aurais eu terminé avec ce récit, je fermerais le registre, signe que l’année scolaire serait close, je souhaiterais aux élèves de bonnes vacances, et je quitterais en hâte la classe, de peur qu’eux n’aillent, en me regardant trop moi, oublier la leçon - au sujet de la poésie.




Signe 16

Elle dormait près d’une cruche d’eau.
Quelle veine fine fine le daïmon pouvait avoir !
Avec la maison la ville et tout
Je traversais le tunnel.
Ne m’affectaient que les ombres,
de ces sortes de lettres fraîchissantes.
J’avais très soif et
les barreaux fins lui tenaient lieu de corps
tandis qu’elle elle dormait près d’une cruche d’eau.


Ravisements (28 novembre – 9 décembre 1983) [3]


             Avertissement du traducteur :
             Voici un texte (peut-être faudrait-il parler de plusieurs textes ?) problématique tant par les conditions de son écriture (un homme malade, condamné, mourant presque, à quel degré de lucidité ou de conscience ?) que par son contenu (étrange, fumeux ? simple régurgitation désordonnée de lectures incohérentes et d’extraits d’une œuvre dont on prend audiblement congé).
             Pourtant il touche à quelque chose, il est plein de fulgurances.
             Ce texte a présenté toutes les difficultés à être rendu en traduction, à cause précisément de son sens en perpétuelle échappée. Débandade recherchée peut-être et qu’expliquerait aussi, en ce cas, un contexte politique très particulier, traité par un homme qui n’a plus rien à perdre. En cohérence cependant avec tout ce que n’a cessé d’affirmer Nichita Stănescu tout au long de son travail d’écriture. Peut-être même, en ce sens, cette série de textes nous fournit-elle une clé pour comprendre bien des poèmes ou des textes en prose restés jusque-là obscurs.
             Un élément nouveau intervient toutefois par rapport à tout ce qui a précédé, qu’annonce le titre : on s’octroie de se raviser, de se contredire, de régler tous les comptes tant à l’égard de soi-même que de la parole, en particulier sous sa forme “ poétique ”. De la parole engagée dans un temps particulier, bien sûr, mais aussi de la parole en général, envisagée dans la recherche de ses fondements, de ses justifications éventuelles, de ses échecs, de ses propres racines (ou absences de racine).
             Il me semble, à lire cette série de Ravisements, entendre quelqu’un qui, du sein même de Jéricho, tenterait d’écarter ou de renverser ses murailles, d’ouvrir pour le moins une fenêtre.
             Il y a de la radicalité, “ folle ” peut-être, pas si éloignée de celle qu’expriment certains textes d’Artaud, et de l’explosion dans ce qu’on va lire.


“ Force de frappe ” [4]

             Le réseau horizontal s’entrecroise avec le réseau vertical.
             Le réseau oblique s’interpénètre avec le réseau oblique.
             La gauche avec la droite, l’avant avec le dehors, le haut avec le bas, le lait avec la moelle, le tout avec le tout,  jusqu’à ce que la matière devienne si dense qu’elle ne fait plus qu’un avec le vide.
             La première monade de vide dans la matière, il me semble que c’est le créé, ou la première monade de matière dans le vide, ce qui est la même chose. Tourner, nouer, voilà la première forme possible du temps, mais la monade tordue est le prétexte de celui-ci parce que la monade peut avoir n’importe quelle dimension, en fonction de la torsion du temps.
             Mais les torsions du temps elles-mêmes sont multiples, simultanées et asynchrones, en fonction de la vitesse de la matière par rapport à son système de référence, ou, pourquoi pas, par rapport à la torsion du système de référence qui encadre la monade.
             Par rapport à un système de référence en mouvement, celui qui existe modifie de manière stupéfiante, jusqu’à la simultanéité avec lui-même, les infinis relevant de ce qui existe.
             La forme de fixation ne se voit que dans le sens et le signifié, tous les deux superposés et simultanés, et représentant une dimension en dehors du créé et de l’incréé, du temps et de l’espace, de l’existence et de celui qui existe, de la matière et de l’antimatière et en général de toute forme extrapolée antagonique ou contradictoire.
             La contemplation à travers le signe est une forme sublime de toutes les facultés sensorielles. Elle est la force de frappe qui met l’infini et la grandeur en fonction.
             La naissance et la mort ne sont que deux huiles de mauvaise qualité qui font que grince l’essieu du temps.


L’embellissement ou deuxième partie : en pensée

             Il n’existe pas de dégât plus grand apporté à la délicatesse communicative humaine que son embellissement par le mot.
             Le mot n’a pas à embellir mais doit au contraire se saisir de la capacité de l’œil à voir, et à voir, à la différence de celui-ci, non pas la gamme suave des couleurs mais bien la gamme suave des significations.
             Baudelaire a senti quelque chose de cette structure de l’homme quand il n’a prélevé des sentiments de celui-ci que l’enfer dantesque.
             En aucun cas le monde des significations humaines n’est provoqué par l’enfer, la tragédie de Dante commence à partir du moment où il considère le créé comme de nature infernale et même l’incréé comme une simple bolge.
             Il est aussi clair que possible que de la coquille à la matrice il n’y a qu’un pas, mais seule la défaillance existentielle demandant asile au calcaire et à la nacre peut donner l’illusion paradisiaque du temps.
             Le temps est le paradis de l’existence.
             Lecteur, je conclus ici, faisant glisser ma pensée dans un tout autre mais vraiment tout autre système de référence.


Conduit, ou à propos de ravisement

             L’intelligence d’une logique possible du réel ne doit pas être confondue avec le réel, supérieur à n’importe quelle logique par l’épos.
             Quand la faim pense à la place du cerveau apparaissent les révolutions.
             Quand le sang laisse en plan le cœur, in fine, apparaissent les morts.
             Mais en fait de quoi est-il question : la tendance à l’oisiveté se transforme en amour tandis que le fait de ne pas labourer le champ se transforme en église.
             La logique, en dépit de sa sagacité terriblement affûtée, possède la nature de l’incréé, c’est-à-dire du néant, par son manque de qualité et par l’excès de rapports quantitatifs établis par nous comme signe de mépris sous son nom de logique.
             La logique, en dépit de son abstraction  et conformément à la façon dont j’ai déterminé plus haut que l’abstraction possède la nature des rapports quantitatifs  est semblablement périssable et simultanée comme une ombre de la qualité.
             L’ombre de l’arbre ne disparaît pas nécessairement avec le coucher du soleil, mais intervient bien, dans un mode évident, en même temps que la mort de l’arbre.
             De ce point de vue l’ombre de l’arbre, bien que de nature quantitative, en fonction de l’angle de la lumière du soleil ou, pourquoi pas, des étoiles, n’a rien à voir avec la logique de l’arbre lui-même, de l’arbre qui a une provenance de nature jalouse, c’est-à-dire subjective.
             À partir du vieil autoportrait, d’abord relaté en araméen puis en grec aristotélique, que Yaveh fait de Soi-même en déclarant qu’il est un Dieu jaloux, nous interprétons de façon sémantique comme la traversée du signe jusqu’au signifié le fait que la nature c’est-à-dire le créé, fait naître la logique, mais que le logos au grand jamais ne naît créé.
             Nous affirmons pro domo : ce n’est pas au commencement qu’a été le mot, mais tout au contraire, le mot a une nature ultérieure.
             Au commencement a été le créé et seulement après l’incréé duquel est né le mot.
             Epsilon possède la nature de l’infini seulement en rapport avec l’absence de l’incréé, c’est-à-dire avec la grandeur de celui-ci.
             Mais le rapport entre epsilon, première grandeur au dessus de rien, donc égal avec l’infini, avec la grandeur de l’incréé, donc inégal avec la misère de l’infini, nous est évident par l’ovale lancé vers sa fin mais pas par le cercle qui tourne autour de son propre point.
             Changeant à nouveau de système de référence, j’interromps cette communication avec toi, lecteur, jusqu’à un nouvel éclaircissement.


Le quatrième ravisement ou à propos de compréhension

             On dit à juste titre à propos de l’acte de conscience, ou si nous transposons dans un autre mode d’expression philosophique en acte de soi, que jamais il ne nous sera possible de faire passer la mer à travers le trou creusé dans le sable par la main d’un enfant.
             La mer, de toutes les façons, n’a aucun besoin qu’on la fasse passer ailleurs que là où elle est, de même que la femme enceinte n’a pas besoin qu’on l’ôte à son mari.
             Le sens de la mer, vétuste, comme une soupe primordiale, berce maternellement mon esprit alors qu’il faudrait au pire des cas l’éviter, sinon carrément l’ignorer.
             Le transport de quantité qualitative est d’ordinaire conçu visuellement en privilégiant le modèle abstrait de la roue.
             [Mais] la roue, le cercle lui-même, aussi bien que la ligne droite, conçue [à son tour] comme l’arc d’un cercle dont le rayon est l’infini, parce qu’ils ont cette qualité d’avoir du temps, un temps infini, n’accompliront jamais la translation de l’incréé, c’est-à-dire de la grandeur, vers le créé, lequel contient en lui-même le secret de la démarche.
             Ce ne sont pas les rapports de nature quantitative ni même les révélations de nature qualitative qui permettront d’habituer un jour le soi avec lui-même.
             La translation ne se fait pas à travers une démarche et encore moins par l’intermédiaire d’une roue, mais elle se produit au moyen de la double apparition, Janus bifrons, du mot  double figure qui lui permet notamment d’unir en soi-même la grandeur de l’incréé, comme sens dépourvu de sens, et la qualité du créé, comme qualité dépourvue de qualité.
             Celui qui a besoin d’avancer en lui même, qu’il ne se mette pas des ailes aux chevilles ni des roues greffées dans l’os du talon.
             Le mot est la seule roue sur laquelle il est possible d’avancer et seulement dans le cas d’une contemplation vaine de l’avancée elle-même.
             Le mot amorphe qui incarne le néant ne s’oppose pas au tracé de ce mot, son trait qui incarne le réel.
             Le réel ne peut être considéré comme absurde depuis aucun point de vue, c’est-à-dire pas même depuis le point de vue du néant.
             Depuis ce même point de vue sémantique du réel à son propre égard, la phénoménologie est celle de la tendresse, de l’affection et de l’amour, mais le tracé, celui de la corporalisation du sang dans un seul cœur.
             Nous espérons toutefois que cette redondance affirmative ne troublera pas notre impitoyable façon d’être.
             Ce qui est unique n’est pas apte à la généralisation.
             Ce qui a le caractère de la généralisation ne participe pas à l’unicité d’une famille de la nature de [celle que donne] la compréhension du mot.
             Nous mettons ici un point final à cette situation de nature contemplative.


Le cinquième, nommée aussi la pastorale

             Nous éprouvons un doute précis, en ce qui nous concerne, à l’égard de l’idée de temps qui, au moins dans notre cas, n’a pas d’empreinte autre que celle de la mémoire.
             Je ne crois pas qu’il existe de mémoire autrement qu’à un niveau sémantique. Le torse linguistique, qui nous rappelle plutôt le torse de la Vénus de Milo, dans son décours ne nous propose à peu près aucune allusion au temps.
             La grandeur du temps ne nous apparaît palpable, comme état de l’infini contraint - contracté ou exalté, qu’à travers la bouillie des flocons de neige encore non neigés.
             L’état de cri froid du ciel nocturne et l’état de lumière éloignée, que nous nommons d’origine stellaire, nous apparaît comme une forme punctiforme du mot privé des organes de la parole.
             La simultanéité du mot avec le n’importe-quoi et le n’importe-qui, c’est-à-dire par exemple la prononciation du mot Saturne et sa brusque simultanéité avec la planète du même nom, nous apparaît comme une disqualification de la mémoire en tant qu’intruse dans notre apparence existentielle.
             En ce sens, sans reléguer le temps comme phénomène, nous reléguons la mémoire comme mode aperceptif du temps.
             L’étrange état de ne pas avoir mémoire de la naissance et d’avoir inconscience de la mort dégage de façon directe le concept d’existence de la logique vulgaire de la cause et de l’effet.
             La logique d’une cause qui pourrait produire un effet nous apparaît tout à fait comme une grammaire de Port-Royal, sans un seul trait de la logique vive de celui qui existe, mais proposant au contraire la fausse logique de l’incognoscibilité de l’histoire.
             L’existence est un effet sans aucune cause.
             The rest is words, words, words


À propos d’un vers goethéen

             “ Arrête-toi seconde, comme tu es belle ”, le vers goethéen que je me suis permis de traduire en langue roumaine fait partie de ces quelques rares vers qui expriment le vrai.
             Mais quel est ce vrai sinon une détérioration du réel par la logique ?
             Qui a besoin de vrai quand notre besoin fondamental est de réel ? !
             “ Mais où est le mot qui exprime le vrai ”, la question émise par Eminescu lui-même…
             Mais le réel, mais le réel, mais le réel !


[À propos] d’endurer et de ne pas endurer

             Si ce qu’on endure est de l’ordre de la douleur, le refus d’endurer est la compréhension de la douleur.
             Supporter la douleur de façon directe peut s’endurer, mais insupportable et non endurable est de supporter la compréhension de la douleur.
             Autrefois (dans des temps anciens), quand je m’émerveillais de l’existence, je pouvais endurer la douleur de celui qui existe.
             Maintenant que je ne m’émerveille plus de l’existence et que je ne suis pas encore parvenu à en comprendre le sens, je ne peux même plus ne plus me supporter.
             Serait-ce cela la raison profonde du fait que c’est un sentiment appelé désir-inextinguible qui a occupé le peu de place de mon être ?
             Désir-inextinguible de quoi, me demandé-je parfois.
             Désir-inextinguible de je-ne-sais-quoi, me répond à chaque fois le daïmon.


À propos de l’état et du non-état de ce qui est fait

             Faire, fabriquer, créer ou produire n’est pas une translation et encore moins un mouvement.
             Faire ou produire n’est pas une répétition et encore moins une révélation.
             Au fait et au fait, en suivant les termes conceptuels, j’ai aussi oublié de dire et oublié tout court ce que nous comprenons par le concept qui les dénomme, par exemple le concept de révélation.
             La plus stupide tentation pour définir serait de dire : quelle révélation ?
             Mais la parole abondante est la pauvreté de l’homme : si l’idée ou le concept de révélation pouvait être défini, le sens en serait élucidé et depuis longtemps on aurait aussi oublié ses noms.
             La révélation ne tient pas de la mémoire, d’ailleurs dans une autre mémoire j’ai aussi contesté le souvenir comme ayant (le) droit au temps.
             Prenons par un raccourci et disons :
              ? La révélation est le débarquement du vol dans les ailes de l’aigle.
             Suffit pour cette seconde méditative.
             “ J’ai une faim de loup et il ne s’est encore présenté aucune brebis. ”


À propos de l’état de fragilité de la matière

             L’état de fragilité de la matière, conçue depuis le point de vue de sa signification à elle, et non pas du point de vue de la signification [tout court], nous apparaît souvent s’incarner sous la forme du signe et de son signifié.
             L’esprit tout ce qu’il y a de plus rudimentaire de l’être humain ne peut pas concevoir le signe de la matière autrement que dans la réalisation d’un rapport de réciprocité.
             Le signe le plus suggestif alors nous apparaît consister dans l’entrecroisement de deux lignes, c’est-à-dire dans le point.
             Au sujet de ce que signifie le signe point, notre capacité de compréhension commence à vaciller pour ce qui concerne la cession réciproque de frontière de la connaissance.
             Et cependant nous revenons sur nos pas et nous disons :
              L’état légendaire s’oppose à l’état de mémoire.
             Nous remarquons ce fait que le signe produit de la légende mais pas du souvenir.
             La légende nous apparaît être le résultat d’un mélange du feu avec la neige et de l’ange avec le vol.
             Ce que signifie le signe (son signifié) nous apparaît ne pas relever d’un acte de subjectivité de la pitié à l’égard de soi-même, mais au contraire, de la communication flagrante et sans compréhension évidente.
             La pitié, qui commence comme sentiment par se manifester à l’égard de soi-même, selon notre opinion tempéramentale, est le plus vil des sentiments qui soit, quelque chose comme la plante des pieds de l’irréel salie par le réel.
             Et cependant la pitié à l’égard de soi-même est le seul argument dans l’ordre des sentiments en faveur de la justification du réel  comme une descente urgente dans le créé, et non pas comme un état aléatoire de Rubicon, coup de dé, Double-Six, de l’absurde.
             À travers la pitié on se libère de la grandeur en s’accrochant au mamelon gorgé de lait de l’infini.
             Parfois, non-pensant dans aucune langue et non-pensant avec prédilection dans ma mamelue, gorgée de lait langue maternelle, il m’arrive de cracher sur les chiffres, à l’exception du chiffre un qui possède une nature qualitative, qui possède la nature de l’epsilon, qui, donc, possède la dimension fragile de l’infini.
             Adieu paroles, une lamentation m’a saisi comme la pendaison a saisi François Villon.


De la vicissitude

             La blessure, en tant que cri de la douleur, a une signification sanglante.
             Descendre de cheval [pour fonder un état] est à peu près aussi suave que l’épreuve de la roue. La douleur, si elle avait une signification immédiate, ne serait plus douleur. Le sentiment de la douleur est tout aussi majestueux que le néant lui-même.
             Je me fais parfois la réflexion que les blessures de ce feu mien corps n’ont rien eu d’autre que l’incontestabilité du temps.
             Mais des mots saignant de signification, je n’en ai jamais vus à l’œil nu.


De la semence

             La semence a une nature tragique du fait que d’elle provient aussi bien la racine que le déracinement.
             Pour le reste, en contemplant la nature des choses, tout m’apparaît être pâle.
             Le pain m’apparaît être plutôt que l’aliment principal, un interrègne. Le hurlement nocturne des étoiles aussi bien que l’ombre lumineuse diurne du soleil n’ont aucune équivalence par rapport à elles.
             L’homme se déracine la nuit et se sème le matin. [L’état] diurne m’apparaît comme une protection du sommeil avec des rêves, le nocturne en revanche comme une lâcheté.
             De quoi te détaches-tu toi-même ? De plus rien. Malheur à ceux qui sont sortis de la mer pour se droguer avec de l’air et plus encore malheur à ceux qui déracinés de la terre sont allés se planter directement dans le verbe.
             Comme chance, l’état transitoire de la vie,
             Comme intranquillité, l’état transitoire de la vie,
             Comme chance, l’état transitoire de la nuit, de ses étoiles,
             Comme intranquillité, l’état transitoire du jour.
             Comme une chance, la malchance !
             Mais, ajoutant encore deux ou trois paroles, nous nous ravisons à nouveau pour dire que “ oui ” et “ non ” non-sont et sont, que “ c’est ” embrasse “ ce n’est pas ”, comme “ moi-même ” et “ toi-même ” quand je pleure avec tes larmes depuis ton propre pleur.
             Ce serait lamenter le déracinement et faire comme si elle, [la racine], n’avait pas tout simplement pour mère la semence.
             La philosophie de par sa nature passionnelle toujours en mouvement entre chance et malchance a une nature sous-jacente au transitoire globe terrestre. Nietzsche a dû penser dans la grotte d’Altamira quand il a proféré sa fameuse phrase : “ Au matin, les idées marchent sur la pointe des pieds ”.
             Voyou de génie ! Les idées n’ont pas de pieds, n’ont pas “ d’iambes croissants, de trochées, ou de dactyles sautillants ” !
             La plante du pied, comme la méninge, paraît être sale, mais chacune cependant pour de toutes autres raisons.


De l’état de grâce

             Le seul état dans lequel la mémoire peut être acceptée comme accident d’un possible futur, c’est l’état de grâce.
             Qu’on se pense impalpable et qu’on projette pour soi la subjectivité d’un passé éventuel vers un futur d’ordinaire visualisé en rose ne m’apparaît pas cependant comme un état fondamental de la grâce.
             L’état de grâce, en dépit de son apparence délicate, possède en fait une nature explosive.
             Il projette l’impalpable passé dans l’insaisissable futur, comme si le passé et le futur possédaient la nature du créé.
             L’état de passé tout comme l’état de futur tiennent l’un et l’autre bien plutôt à la vivacité du verbe qu’au réel.
             Mais, Seigneur Dieu, qu’est-ce que le substantif attend chez lui, à demeure, d’autre que le verbe ?
             Voilà pourquoi l’état de grâce trouve des incarnations diverses et variées et peut-être pourquoi il est le seul état qui se soumette à la loi, à la pesée des valeurs. Pourquoi ?
             Parce que l’état de grâce est le mouvement du verbe dans l’intervalle de deux substantifs, alors que la loi est le mouvement du vrai entre deux néants.
             Nous ne pouvons cependant jamais nous-mêmes peser le poids de l’état de grâce.
             Et pas seulement du fait que tout ce qui est créé pend [ou dépend].
             L’état de grâce, en revanche, a pour propriété l’indépendance.
             Il ne se comprend pas mais se perçoit seulement.
             Tout juste comme l’herbe au printemps s’il se trouve que tu sois justement cheval.
             Pour le reste, nous ne connaissons pas de suspension ou de pendaison plus sûre que celle étayée et pendue au coin angulaire du sourire de la Joconde.
             Voilà pourquoi, sous le tonnerre et les éclairs, nous pensons avec affection à Pythagore, qui a interrompu la ligne droite par la diminution du cercle, avec le privilège du carré des cathètes.
             Pythagore l’a expérimenté ; à cette différence près pourtant que nous, nous l’expérimenterons.
             Cette courte leçon sur le triangle me reposera de moi-même, j’espère, cette nuit, alors que toi, Jupiter, t’es transformé dans mes esprits et par ma description en Tonans, c’est-à-dire en Tonnant et Foudroyant.
             Nous conclurons par une prière en langue latine :
             Ave Maria, gratia plena


À propos de la paix ainsi que de la pacification apportée par la paix

             La paix n’est pas une forme de l’équilibre et n’a rien à voir avec aucune espèce de balance.
             Elle n’a pas plus à voir avec la pacification de l’intranquillité du soi avec lui-même. Tout comme la guerre, absolument comme elle, elle possède au moins dans les idées une nature active.
             Avoir la paix de l’âme, comme on dit, ou mourir réconcilié avec soi-même, ces deux états d’esprit n’ont rien à faire avec la paix dévergondée.
             Le problème est bien plus simple, et il relève du domaine extraordinairement simple de la géométrie ou même, encore plus trivial que ce dernier, de celui de l’architecture.
             Ainsi : on élève d’abord le mur et ensuite on dégage en lui la fenêtre, mais on ne dégage pas la fenêtre au début pour ensuite édifier le mur.
             Et pourtant parfois, ouvrir une fenêtre est plus important que d’édifier un mur.
             Lecteur, je te remercie pour la patience que tu as eue à t’abîmer la vue avec ces lignes.

10 septembre 2016
T T+

[1Lire les nœuds 3 et 10 sur poezibao.

[2Le texte provient du numéro 3-4 (2003), page 22, de la revue Manuscriptum, revue du musée de la Littérature roumaine de Bucarest, n° 132-133, 33e année - numéro double entièrement consacré à des textes de Stănescu, restés jusque-là inédits, peut-être entre autres en raison de leurs connotations politiques. La revue, en l’occurrence, est ma seule source. La mention TV.R. 1983 indique que le texte a dû être enregistré et filmé, dans le courant de la dernière année de vie de Stănescu, pour la Télévision roumaine. Note du traducteur.

[3Pages 211 et suivantes de la revue Manuscriptum 3-4 (2003). Les dates 28 novembre-9 décembre 1983 renvoient probablement à un enregistrement (radiophonique ?) – Stănescu décède le 13 décembre de la même année. Il doit s’agir de chroniques comme Stănescu en tenait régulièrement. Mais Manuscriptum, ma seule source, est muet sur les détails. Note du traducteur.

[4En français dans le titre.