Notes #6 - (15 janvier - 5 février 2016)

15 janvier 2016
Au café de la gare. Le couple à côté, lui ses dreadlocks elle ses chaussures de marcheuse leurs deux sacs à dos la serveuse passe je vais vous régler par carte. Les deux hommes attablés avec une bière en costard à la sortie du boulot et je vais voir ma mère. Un homme seul et pensif en t-shirt avec ce temps glacial. Une dame et son manteau immensément long. Des valises des valises et ce bruit de roulettes qui sautent sur les joints du carrelage quelques parapluies et celui qui rigole en regardant son téléphone.

18 janvier 2016
Les gens dans les wagons. L’odeur de bonbon ancien (gentiane ?) à l’instant dans la station, un détergent ? L’élégance à chaque fois des Japonaises, ou Coréennes, comme une donnée de base l’élégance. Celui avec un immense bonnet pompon en fausse fourrure vaporeuse de lapin, le jeune homme aux cheveux mi-longs avec un serre-tête le fil rouge de son casque et les constellations de son sac à dos galaxies, la dame qui parle avec douceur et sourires dans la voix dans son téléphone, les deux qui lisent un gros livre chacun en vis-à-vis qui pourraient s’entrechoquer et tous ceux comme moi penchés sur leur portable. Trois quarts d’heure d’avance pour le rdv c’est trop, oui. Tant pis.

J’en reviens, en riant, au corps irréductible, ce presque sous-titre pour « Anima ».
En riant en pensant au corps de la Chinoise, performeuse, qui tente en vain de dormir sur son fauteuil. Ses tentatives font rire, parce qu’elle est si forte pour montrer l’impossibilité de dormir. Tout y passe, tête en arrière sur le dossier trop bas, bras et jambes qui glissent sur l’absence d’accoudoir, pieds qui ne tiennent pas sur l’assise trop petite et trop souple, tout est inconfortable.

Peut-être que l’étrangeté et la puissance des performances viennent de ce qu’elles travaillent la question de l’inconfort du monde. Avec le corps, inévitable (c’est lui mon sous-titre). Le corps est là, sur les bras, on l’a sur les bras, bien obligé de faire avec.

Cette dimension me semble commune à toutes les performances, qui répètent, déclinent le corps absolument, résolument là. La présence. Et de regarder celui ou celle qui s’expose et s’engage devant nous.

C’est pour ça que j’adore les performeuses et les performeurs, elles, eux.
Non. J’adooooore ! Les performeuses et les performeurs. Même quand je n’aime pas (je crois n’avoir pas encore trouvé, mais ça se pourrait, statistiquement) je jubile, intérieurement. C’est le retour au jeu sérieux de l’enfant qui sait très bien ce que c’est de jouer.

Parce que c’est brut.
Envie d’écrire « c’est animal » alors que c’est de l’humain, cette présence, c’est de la viande vivante qui pense et qui se met sous votre nez impossible à nier.
On peut aimer, détester, être mal à l’aise, attiré, perplexe, dégoûté, on peut même décider de partir parce que là c’est trop, ou rester parce que là c’est trop. Mais c’est soi et l’autre, le performeur a cette force-là, d’être présent au-delà de lui seul, il s’inscrit et nous inscrit dans une réalité et nous rend à nous-mêmes.

À quoi pense-t-il ? À quoi pense-t-elle ? À quoi penses-tu Alexandra à chaque feuille que tu prends avec attention et sérieux, dont tu nourris la machine à déchiqueter qui ronronne, qui découpe en filaments ? L’étrangeté du geste voulu, répété, répété, répété, et son unicité à chaque fois.

Et cette autre question, posée par une petite fille qui regarde et qui demande à Laurent Herrou [1] qui reçoit Alexandra Guillot : « elle est vivante ? » et lui qui répond oui. Elle demande à nouveau « mais qu’est-ce qu’elle fait ? » Il rajoute alors : « son travail ».

Les performeurs sont en cela magnifiques qu’ils sont, plus clairement que tous les autres.
Ils redeviennent eux-mêmes bien sûr, à la fin, après, ils vous parlent à nouveau, ils boivent et mangent, ils aiment et reprennent leur vie. Mais un temps encore on peut les regarder du coin de l’œil, peut-on vraiment leur faire confiance ? Est-ce qu’ils sont vraiment revenus ? Redevenus comme nous ?

27 janvier 2016
Arriver à Chamarande et rater le château, parce qu’il ferme tôt en hiver et que j’arrive tard puisque je me perds parfois.

J’envoie un mail au propriétaire qui vend une vieille chaise bois et cuir sur un site. Ils sont à Étampes, lui et sa chaise. Je pense que c’est tout proche lui dis-je au téléphone après le mail. Mais la dame qui m‘a entendue dans la rue me détrompe, c’est très loin Étampes et c’est des petites routes pleines de virages, vous savez, puis Étampes c’est pas pratique comme ville, c’est pas facile de s’y retrouver. Je remercie la dame et persiste dans cette idée, il me faut la chaise ce soir. Finalement ça sera presque facile jusqu’à la gare, où m’attendent le jeune homme et sa chaise. L’affaire réglée, il repart à pied, je repars contente. Elle bouge un peu, mais elle est jolie petite et presque légère.

Ressortir tard tester et la chaise et l’idée de la chaise.
Le corps assis dans le jardin et les phares de la voiture.
Calculer le temps entre chaque prise.
Habillée de noir sur les photos on ne verra que les mains et le visage. Je comprends d’autant mieux le choix de ce photographe (dont je n’ai pas encore retrouvé le nom) qui réalise des autoportraits de très très loin, le corps perdu dans l’immensité du paysage, nu.

M’asseoir face au jardin noir de nuit.

Avoir un peu froid, continuer, regarder l’objectif droit dans son œil, parce que je sais que même de très loin, même pixelisé le regard importe.
Prendre mon visage entre les mains, sourire derrière les mains, et savoir qu’il suffit d’une ou deux pensées pour pleurer réellement, la tristesse si facile. Parfois imprévisible, parfois si évidente, sous les sédiments.

28 janvier 2016
Rencontre avec l’équipe de l’école de Maisse, cette facilité de contact, de compréhension et d’envie commune, avec qui envisager des lectures, par l’auteure et par les élèves, des enregistrements, puis la rencontre dans le bibliobus qui va s’inviter dans la cour de l’école.

Accueillies par une dame et son fils. Son père à elle était carrier. L’entendre nous raconter cette vie qu’elle a vue petite fille, la dureté de ce métier, de la maladie à la fin, la maladie des carriers comme on disait à l’époque, la silicose. Regarder les photos, celle avec son grand-père et son père, si jeunes, puis les trois cartes postales que son père avait fait faire. Elle a 6 ou 7 ans, présente sur chacune d’elles, avec son vélo déjà qu’elle aime tant. C’est sa punition dit-elle, de ne plus pouvoir en faire depuis quelques semaines, mais elle espère pouvoir bientôt à nouveau parce que c’est la nature qui lui manque, la nature autour du vélo.

Son fils nous accompagne jusqu’à la petite gare en face de laquelle le père, son grand-père à lui donc, a construit de ses mains le petit hôtel restaurant qui servait de pension pour les carriers de la région. D’où les cartes postales, nécessaires.

30 janvier 2016
Il me reste peu de temps avant d’être en retard à Milly.
J’installe la chaise dehors, proche de l’eau de l’École qui est le nom de la rivière qui passe autour et décide de mettre plus de secondes entre les images.

Rendez-vous en forêt. Celui qui nous accueille repousse le fauve qui voulait nous dire bonjour. Elle est ingérable, une vraie ado nous dit-il, parlant de la chienne adorable et volumineuse. Nous traversons son jardin sous les arbres pour arriver sous ceux de son voisin.

Marcher sur ce plateau de roche qui affleure.
Tout est beau entre les pins qui s’élancent et l’herbe qui tapisse le sol, qui disparaît quelques dizaines de mètres plus loin. Cette fois on surplombe la carrière la terrasse le sablon les roches entamées la végétation qui reprend ses droits.

Les Parisiens venaient ici, tous les dimanches, c’était couru, le train mettait 1h05 depuis gare de Lyon, on ne fait pas mieux aujourd’hui. Les garçons des fermes voisines venaient les chercher en chariot pour les amener là, aux Roches. Tout le monde connaissait et y venait entre 1903 et 1930 principalement. Ça s’est terminé avec la guerre.

En contrebas, d’autres roches, marquées, ornées de signes depuis la préhistoire, des traits des quadrillages des croisillons et des points des messages des ornements qui s’étendent en cascades dans les tunnels et les cavités.

On comprend le refuge l’accueil de la pierre qui se marque qui protège qui englobe qui abrite.

4 février 2016
Avec Aurore réfléchir à la mise en place du projet Presqu’îl-e. Évaluer la valeur, le coût, les montants à communiquer à demander à obtenir pour que le projet se fasse.
Penser à faire la liste de toutes les personnes intéressées, la liste précise des contacts des structures, des interlocuteurs, susceptibles d’accueillir, soutenir, voir, une lecture, une représentation, une action.

5 février 2016
Le performeur est un caillou vivant.
Et la chaise ?
Elle est dans mes images depuis longtemps l’objet qui parle.
La chaise installation.
La chaise que je renverse précautionneusement dans la salle du petit déjeuner, comme un corps s’allonge et dont on ne sait trop ce qui lui arrive, dans la photo.

La chaise dans la série d’images choisies dans les performances de Tomaz Szrama.
Il utilise régulièrement une chaise.

Là, il utilise également une bouteille de champagne et quatre cordes. Une solide pour suspendre la bouteille à un arbre, une épaisse pour faire un nœud coulant pour se pendre, et une fine pour accrocher le nœud au bouchon de la bouteille. Grimper sur la chaise un verre à la main. Se pendre et tomber, presque immédiatement tomber, et boire, boire le champagne de la vie sauve.

Se demander qui a eu pour mission de tirer sur la quatrième corde, celle attachée au pied de chaise du pendu.

31 mars 2016
T T+

[1Un automne public averti - nous étions 6 artistes invités par laurent herrou :
cyrille berger, jean-baptiste ganne, alexandra guillot, pauline sauveur, torsten solin et caroline valmar.
Collectif public averti fondé en 2015 par Cyrille Berger, Laurent Herrou et Pauline Sauveur.