Notes #5 - (10 déc. 2015 - 13 janv. 2016)
10 décembre 2015
Me garer au bord du chemin dans les sous-bois, descendre vers la roche.
M’approcher, par cercles concentriques du cœur du lieu, celui où le bruit se fait, celui où travaillent ceux qui y travaillent, où chaque outil a une place, où celui qui est là, bosse, c’est sérieux, c’est pas de la rigolade, c’est pas des vacances, c’est dur, laborieux, c’est physique, éreintant.
Je suis autorisée à venir là.
Je ne viens pas en touriste, pourtant je me dis que j’en ai l’air.
La distance qui me sépare des hommes en train de tailler la pierre résulte d’une négociation, entre mon intérêt pour le sujet la matière le lieu les techniques, et mon respect instinctif de leur territoire. Clairement je suis chez eux. Et on ne débarque pas comme ça chez les gens, me dis-je.
Par contre, je sais exactement pourquoi je suis là. Cette phrase, déjà écrite à propos du projet Presqu’îl-e. Je sais l’engagement que je prends, pris depuis le début, à être précisément là. Pour voir des détails qui racontent, pour apprendre du lieu, des personnes, emmagasiner et retranscrire, projeter, quelque chose de cette rencontre.
Je sais que je m’approcherai.
Hier c’était rencontre avec un monsieur. Lui-même l’écrit : il est très bavard. Pour échanger à propos de son grand-père carrier et de sa connaissance à lui, de l’histoire du grès. Sourire de découvrir son bureau car il nous reçoit chez lui, dans ce bureau comme un atelier, plein de livres, de papiers, le presque silence pendant qu’il écrit ses phrases et juste le cliquetis de son support pour feuilles, plaque en métal avec pince, contre la table, dans le son feutré de la radio qui arrive de l’autre pièce. Dialogue mi-parlé pour nous (Amélie et moi) mi-écrit pour lui qui ne parle pas, ce qui n’empêche pas rire et de s’exclamer.
Hier c’était soirée officielle de lancement de la résidence. Lectures et musiciennes. Les jeunes filles étaient timides et appliquées et leur professeure, attentive. J’étais touchée de les voir là livrer leurs gestes et leurs notes, archets à la main. Savoir qu’on partageait aussi une proximité toute géographique : on voit la lumière de l’école de musique depuis l’entrée de la Maison du Parc. Voisines invitées.
Attendre. Paris c’est attendre beaucoup, souvent, par petits bouts, tributaire des horaires des correspondances et des moyens communs de circuler. Vraiment autre chose que l’autonomie solitaire de conductrice.
Me rendre compte du temps que j’ai mis pour arriver à la ville. Essayer un autre parcours la prochaine fois. Y penser la prochaine fois. Puis sourire de cette constatation : il y aura d’autres prochaines fois parce que je reviens chaque mois.
La Seine et les péniches habitées, voir défiler, une montagne de cagettes adossées, entourant un arbre, avec un passage, dedans. Un tas habité ? Une école, un jardin, et ce terrain tout à l’heure, un grand mur de clôture, une parcelle close, et dedans le mur doublé de caravanes, collées les unes aux autres formant une cour minuscule au milieu, délabrées, habitées. Le rudimentaire, le déglingué, l’isolant à peine, et les joints craquelés, le froid et la pluie qui s’immiscent dedans de toute façon.
Cette loi en préparation sur le permis de faire. J’espère qu’elle va exister, pour avoir le droit de faire, oui.
18 décembre 2015
Skype avec Axel-Pierre Léotard, des éditions Corridor Elephant. Envisager les choses.
Les choses ce sont : les photographies du projet Presqu’îl-e, celles issues des rencontres, celles des recherches complémentaires, le texte, sous sa forme littéraire, le texte sous sa forme théâtrale. Le principe : lui envoyer chaque fois le paquet ficelé. C’est à dire : avoir décidé de quoi est constituée l’entité pièce, texte, série photo. Et le prévenir un mois avant l’envoi.
« Le sujet est clos » ai-je dit. « Je crois que c’est important » ai-je rajouté. Il confirme, absolument. Le sujet, le projet se clôt sur l’obtention de la carte d’identité, qui officialise le changement de prénoms et le changement de genre. Il me conseille de commencer également à rassembler les contacts, les mails, pour constituer le socle sur lequel pourra s’appuyer la diffusion du projet, le socle de soutien, d’intérêt, de ceux qui sont intéressés.
25 décembre 2015
Envisager les rencontres lectures publiques. J’ai dit : une par mois, je veux lire au moins une fois par mois. J’aime lire, c’est addictif. Alors partager ça, d’où les invitations, des autres, des artistes, des auteurs, qui accepteraient, seraient intéressés par une rencontre lecture à double voix. Les inviter. Et imaginer ce que ça pourrait être, ce que je peux leur proposer, quel cadre.
2 janvier 2016
Les photographes que j’aimerais inviter ont toutes une relation particulière au territoire, soit extérieur soit intérieur, comme espace à explorer, expérimenter, arpenter, imager, documenter, révéler. Il y a un homme également, pour sa série réalisée en Finlande, le lien avec la presqu’île est là aussi. Voir, et demander, et inviter.
Hier cette idée : j’aime être. À un endroit.
Qu’on me foute la paix !
Qu’on me laisse le temps d’être là, de regarder, d’emmagasiner les sensations de l’espace, les contours, les bruits, m’inscrire dans un lieu, prendre place (racine !).
Ce qui a été une forme d’attente, d’endurance tout autant qu’une inertie maladive est finalement une donnée, un moyen d’approche, d’apprivoisement.
Être là, prendre ce temps, imaginer, projeter. Le contraire de la précipitation.
La photo, qui est un instant précipité, ultra précipité, instantané, résulte du regard, de l’envie et de ce temps impossible à déterminer qui la précèdent.
L’attente résumée dans l’objet. La chaise. Symbolisée par.
L’objet anthropomorphe qui révèle et l’action de l’inaction et l’attente assise et le corps qui est, avec son mystère premier, assis sur une chaise, le corps qui réfléchit parle pleure sourit agit pense lit, dont l’esprit s’échappe, reste libre, impossible à définir avec certitude. J’aime cet irréductible-là, de l’esprit dans le corps sur la chaise.
Le corps sur la chaise, la présence reconnaissable même de très loin, comme trois points forment un visage : la silhouette inscrit un personnage dans le lieu, l’image, le paysage.
Re-venir encore, poursuivre, questionner encore ? Le premier texte « L’eau du bain ou les yeux brodés ». Creuser ce qui commençait déjà comme ça : « Attendre. Et pas bouger. On dirait que ça serait un jeu. Je reste sur ma chaise, le dos bien droit. Les mains sur les genoux et j’attends. »
Trouver la chaise qui sera légère (mon dos) et transportable facilement avec la voiture du Parc. Commencer avec cette chaise dans la forêt, qui sera une position dans l’espace, qui sera le cadre, le processus, le protocole, un prérequis, le truc là pour commencer, et nous verrons. Parce que c’est peut-être ça l’élan qui a pris place sur la chaise, cette envie de garder une trace, d’être en mesure de renouer avec, de convoquer, d’interpréter, de garder la marque du lieu, l’infime.
Les chaises sont des fenêtres comme les autres.
7 janvier 2016
9 h 58 sous mon parapluie
10 h 12 devant le story-board crayonné du Drôle de chat qui mord, à paraître... dans un an normalement. Ce plaisir-là je le découvre.
Mon histoire devait être une histoire d’architecture, elle est devenue une histoire grave, sur la mort dans une famille, une histoire pour les enfants, qui raconte doucement, où l’architecture, la maison, avec ses habitants, réapprennent à vivre.
Rencontre avec Marjolaine, vidéaste qui travaille avec remue.net. On discute, envisager l’image vidéo dans le cadre de la résidence, par rapport aux deux sujets, puisque doubles ils sont, les carriers et Presqu’îl-e.
Des ambiances, de la matière, des moments courts, dans un lieu, avec le bruit de cet endroit, les mouvements, la lumière.
Dans la carrière c’est indéniable.
Dans la forêt.
Des flashs pour la pièce, pour l’accompagner.
Sortir de l’illustration du sujet.
Des enfants, des bruits de piscine, la ville, la nuit, un chantier.
Envisager les portions, les micros-histoires de rien qui accompagneraient. Valable aussi pour le livre numérique, augmenté.
Relire la pièce à travers cette envie-là, cette possibilité.
Me rappelle des performances d’une artiste coréenne ou chinoise, dont je n’ai plus le nom, dont chaque performance était un morceau jubilatoire de sérieux, de poésie et d’entêtement. Elle pose des oranges sur la table, l’une après l’autre et laisse le dernier emplacement vide, elle coupe une feuille de papier avec la langue, elle essaye de dormir sur un fauteuil trop petit, elle installe une chaise devant un téléphone public mural.
Savourer.
Et à force de savourer, monter dans le train du quai à droite alors que c’était celui à gauche, m’étonner du confort, de la modernité de l’intérieur du wagon et pas même réagir, continuer à savourer, me croire arrivée dans le train qui voyagera pour moi, et ne pas vérifier cette histoire d’arrêt, et me rendre compte à l’annonce, une fois le train qui tout juste démarre, encore dans la gare, que non, il ne s’arrête pas là où je vais, et me rendre à l’évidence, il ne s’arrête pas sur demande, c’est pas un bus non plus. Me résoudre à rentrer tard ou très très tard. Dormir.
9 janvier 2016
Des invitations envoyées.
Laurent Herrou m’apprend qu’il a écrit aussi des textes jeunesse, et cette idée, un événement public averti* jeunesse, pour prendre le contre-pied, oui c’est une belle idée.
13 janvier 2016
Château d’Eau. Château d’Eau, confirme la voix. Descendre pour monter. À la surface. À la gare. À la brasserie. C’était joli ce geste rapide : elle part, elle va sortir, au dernier moment juste avant de lui lâcher la main il l’attire légèrement vers lui et de ses lèvres la lui embrasse, le dos de cette main, qu’elle rejoue aussitôt symétrique faisant de même avec sa main à lui, d’une rapide rotation du poignet elle embrasse sa main à lui pour filer sans se retourner. Il souriait en ne la regardant pas partir, alors tout va bien, le film qui se joue là est joyeux.
Pourquoi la douleur bientôt ? Parce que le doute. Parce que les vases sont chinois et qu’ils tombent du bord du buffet, avec l’eau du bain, oui, même si c’est triste, oui je sais, parce que c’est mieux juste un peu et rien d’autre, parce que tu vois, parce que c’était des boutades, un divertissement, tout ça, juste des conneries me dit-elle, celle qui parfois surgit, dedans.