Ouverture, trois romans de Jean Thibaudeau
Trois romans de Jean Thibaudeau sont réédités en un volume sous le titre Ouverture par De l’incidence, éditeur dont Sébastien Rongier a parlé récemment à propos de Pierre-Damien Huyghe.
Ces trois romans ont paru en première publication aux éditions du Seuil : Ouverture et Imaginez la nuit dans la collection Tel quel en 1966 et 1968, Roman noir ou Voilà les morts à notre tour d’en sortir en 1974.
[…] les Mémoires [1] de Jean Thibaudeau et Les Eaux étroites de Gracq sont des œuvres de même calibre, accessoirement par leur format, surtout par leur envergure : des arts poétiques qui établissent leurs principes en même temps qu’ils les mettent en œuvre. Le roman n’est pas nécessairement là où on le cherche, c’est bien ainsi qu’on peut l’aimer : « le petit vallon dormant de l’Evre » est un fait romanesque aussi incontestable que le « 74 de la rue Paul-Vaillant-Couturier », parce qu’ils produisent chacun à sa manière cet « effet de roman » que seul le roman peut produire et qui résiste à l’explication, exactement pour les mêmes raisons que « la poésie de situation » qu’évoquait Virginia Woolf : « Il est significatif que nous nous rappelions cette poésie non par les mots, comme nous nous rappelons un poème, mais par la scène. La prose garde une allure ordinaire et plutôt tranquille ; la citer, c’est faire peu, ou rien pour en expliquer l’effet. Il nous faut maintenant revenir sur nos pas, relire un chapitre au moins avant de pouvoir retrouver l’impression de beauté ou de force qui nous possédait. »
L’effet de roman, c’est la connexion de temps divers voire multiples, une liaison de temporalités distinctes qui ne s’accomplit que dans la mémoire du lecteur. Encore faut-il, pour que cette mémoire puisse s’exercer, que le lecteur ait su ajuster le rythme de sa lecture au mouvement et à la vitesse propres du roman qu’il a en main. Et encore faut-il que l’écrivain ait su poser les trains d’ondes de ses voix temporelles de telle manière qu’elles forment ce qui ne sera un beau nœud qu’à la condition qu’on le guette sans le deviner, qu’on l’attende sans le prévoir et qu’il nous surprenne alors qu’on l’attendait [2].
La traversée des boucles du temps est à l’œuvre dans les trois romans qui composent Ouverture, écrits par Jean Thibaudeau presque vingt ans auparavant.
Soit ce paragraphe d’Imaginez la nuit : « Alors, la saison était différente. Le sol était boueux, glissant, il était salissant. Et il faisait froid, car nous portions des vêtements épais [3]. » Le « car », que j’ai italisé, indique de quelle façon la mémoire bascule dans les phrases à l’imparfait. Elle n’est pas un réservoir de sensations plus ou moins nettes auquel le présent irait s’abreuver en telle occasion où il ressent le besoin de « comprendre » ce qui est arrivé, elle est une modalité de la pensée et du langage au même titre que la logique ou l’imagination. La scène est recomposée autour d’une image : des « vêtements épais », que le narrateur se revoit porter, il apprend qu’« il faisait froid ». Le mouvement, opéré à partir du présent quand il n’était encore qu’un futur approximatif, ne consiste pas à se retourner vers ou sur un passé disparu ou en voie d’effacement afin de le ramener à soi sous des couleurs tendres ou tristes - ce passé, le texte est en train de le construire sous nos yeux de lecteur - mais à solliciter ses qualités d’évidence, à se réapproprier sa dynamique, à opérer un transfert de présence d’hier à aujourd’hui.
Face au passé, prendre garde à ne pas croire qu’on ne peut que se souvenir ou oublier ce temps de là-bas. Les circuits qu’emprunte la mémoire saccadée du narrateur ne procèdent pas d’une suite rétrospective d’états et de situations avec effets garantis de re-connaissance, mais d’un processus de création par le langage. C’est la parole romanesque qui lance les dés, à la différence d’un discours autobiographique aux termes duquel le passé aurait des leçons ou des explications à donner sur le présent. S’il fallait définir les étapes de cette exploration je formulerais : les objets, les paysages, les personnes, selon une direction parfois erratique à travers des éclats d’images et des bribes de narrations.
Début du premier roman, Ouverture :
Plus tard, je suis surpris, j’ouvre le yeux tout de suite, vraiment, et je ne sais pourquoi, ce qui m’a réveillé, ici, je regarde, et brusquement heureux, où je suis, ému, mon cœur bat, et je suis assuré de vivre, au fond, contre toute raison, maintenant, un jour à venir encore, d’entre tous celui-ci, total élu, jour libre et n’importe lequel, et je ferai n’importe quoi. J’imagine. Or la lumière grandit, éblouira. La chaleur déjà là, prometteuse, au-dehors de moi. J’y promène la main. Je regarde. Le décor est quelconque, une chambre. L’été, les meubles dans l’ombre. L’extrémité du lit, le bois, la couverture pâle le dos de la chaise le parquet reflétés dans la glace de l’armoire. Papiers peints, histoires.
Début du deuxième roman, Imaginez la nuit :
Imaginez par conséquent la nuit, imaginez la nuit, imaginez voyez ce que ce doit être, profondeur et fraîcheur, dans cet angle, imaginez et voyez ce que c’est, les yeux ouverts, les deux yeux toujours depuis toujours ouverts, dans ces ténèbres d’abord impénétrables, voyez ce que vous imaginez, regardez, ce qui est, maintenant, malgré que par exemple l’ombre couvre toute la place, mais elle s’éclaircit enfin et s’élève et la nuit se colore là-haut de violet et de bleu vif et de blanc en somme inexplicables et vous remarquez ces franges vaporeuses plus pâles qui passent sur les murs, autour, et alors cette fois, quelle réalité, aussitôt, imaginez bien sûr.
Début du troisième roman, Roman noir ou Voilà les morts à notre tour d’en sortir :
L’histoire commence. Ce peut être la nuit. Roman noir. Pour nous quand nous y sommes. Nous y sommes toujours, attendons. Une de ces nuits où la colère. Le monde n’a pas changé, autour. Où nous nous retrouvons, venons. Il remue, frappe. Cherchons. Nous sommes pris séparés ensemble. La pluie ne tombe plus. L’orage se rassemble. Une pause. Alors, ensuite. Dans ce calme. La barque, que nous avons aperçue, vue, nous l’avons, aucun détail ni même le nom par exemple, ne manquait. Et tout près. Du bois. Nous aimons. Et presque à la toucher. L’eau. Elle était là soudain, sûrement, elle était
Je ne suis pas encore. Et tu parles. Je t’écris
Et le bateau avance : autre temps
Et les autres déjà – autre temps – ils couraient au-devant et ils étaient et ils étaient là-bas
La voix narrative raconte une mère, un enfant, une ville simple, un jardin, des saisons, un train qui roule à grande vitesse, une guerre coloniale, le profil d’un cycliste, un bateau qui naufrage, un repas de famille, le prénom Liliane, des jeunes filles, une colline, une révolte étudiante, un livre dont les illustrations ne se distinguent ni du lieu où il a été lu ni du lieu où celui-ci est écrit, autant de récits qui se diffractent en phrases de plus en plus courtes, de plus en plus elliptiques et rapides, inachevées non par oubli mais par trop-plein.
S’attacher à percevoir le temps par le regard en donne une appréhension particulière : prise en considération de la distance, flottement des dimensions, succession non linéaire des plans ; projection de l’empreinte des gestes, des timbres de voix ; dissolution progressive du sujet qui voit en un sujet qui énonce, comme si le regard forait, creusait, se faisant calque évidé par où ce qui est vu s’engouffre avant que le langage le reconstruise.
C’est moins l’écoulement des années qui est en jeu dans les trois romans d’Ouverture que leur passage en trombe dans des rues, bateaux, rivage maritime, forêt, intérieurs avec calendriers, nappes et papier peint, comme autour de ceux qui s’y tiennent plus ou moins malaisément, narrateur compris. Eux et lui, après avoir été précipités dans la dispersion de leurs actes et de leurs paroles, le présent du récit les rassemble et les conduit peu à peu vers leur futur accompli : ce qui est écrit et que nous lisons.
Et toi tu as le front brûlant et dans ma main derrière, tous tes cheveux épais sont rassemblés dans mon poing sur ta nuque
Avec les pavés et les murs et toutes les vieilles pierres éclairées, cette place quand tu pars que tu n’oses pas traverser
Ton crâne, comme façonné, bossué, comme martelé ou fabriqué ainsi assemblé et petit
Les pointillés, dessous
Puis ton front. Et ton visage non plus la face n’est pas symétrique
Toute la tête ainsi à la fois qui fuit et qui est très présente
Puis ton visage maintenant que je mets et ton sourire entier [4]
J’ignore si ces romans de Jean Thibaudeau ont été traduits en portugais. Si Antonio Lobo Antunes les a lus, il aura perçu dans cette trilogie le même projet de construire un récit simultané de la parole et de l’histoire.