Pascal Quignard, « Paradisiaques »

Non pas indiscrétion mais goût du partage, et parce que ce genre d’entreprise démesurée par rapport aux petites routines commerciales redonne confiance et réouvre la curiosité, en avant-première un extrait des deux prochains livres de Pascal Quignard : le chapitre XXV de Paradisiaques.

Et relire dossier remue.net, textes de François Bon, Ronald Klapka, Jean-Marie Barnaud et Philippe Lançon (archive © Libération).

Le livre sera en librairie le 5 janvier.


De similitudine carnis

Le prévôt de Paris qui enquêta en décembre 1406 sur l’assassinat du duc d’Orlans était un lettré. Il s’appelait Guillaume de Tignonville. C’est à lui qu’est due la traduction en français des Dicta et gesta antiquorum philosophorum. Dans l’un des Dicta Guillaume de Tignonville cite cette anecdote de la conquête d’Alexandre.

Le fils d’un roi avait renoncé à sa royauté, dédaignant de prendre le pouvoir. L’empereur demanda à le rencontrer. Son sénéchal lui dit que c’était inutile, que cet homme était fou, qu’il vivait dans le cimetière de la cité.

— Peu importe, répond vivement le prince. Je veux avoir vu une fois dans ma vie un homme qui a renoncé au pouvoir.

L’empereur Alexandre se rend dans le cimetière. Il s’approche du jeune homme qui se trouve là. Il lui pose en fait deux questions : Pourquoi a-t-il renoncé à succéder au roi son père à la tête de son royaume. Pourquuoi a-t-il élu ce lieu sinistre pour y vivre ?

Le fils du roi lui répond :

— Je quiers les os de mon pere pour les separer des os des autres rois qui furent à la teste de nostre cité. Je les trouve sous si semblants que je ne les puis congnoistre.

*

Marguerite Duras décrivit dans un extraordinaire récit intitulé La Douleur la libération de Robert Antelme alors qu’il mourait, complètement abandonné de ses libérateurs à l’infirmerie du camp de Dachau, étant malade du typhus.

En décrivant ce que vivait alors son mari, Marguerite Duras a décrit ce que vivait mon oncle à ses côtés, Jean Bruneau. Il était là, près de Robert Antelme.

Il revint plus tard que Robert Antelme. Il se reconstitua plus lentement. D’une certaine manière, il mit dix ans à revenir.

D’abord il fut — comme ils étaient toutes et tous — irreconnaissable.

Marguerite Duras a décrit cet irreconnaissable qui faisait hurler les proches — avant que les "proches" fussent capables d’accueillir le "revenant".

*

Sans cheveux.

Sans sourire. Il faut des joues et une bouche pour sourire.

Avec des yeux immenses.

La peau collant sur les os du squelette. Plus maigres que ne le sont d’ordinaire les cadavres des hommes.

*

Dernier royaume.

— Je quiers les os de mon père pour les séparer des os des autres rois.

*

Le jadis a toujours un air égaré — comme l’inconscient.

*

On les regardait. On souffrait de les voir. On supportait mal que ces hommes fussent restés en vie, pareils à des souvenirs inassimilables de ce qu’on aurait aimé oublier le plus impatiemment. Leur présence, cette incarnation qui se voit dans la peinture de Jean Rustin, où j’ai retrouvé tout à coup, dans l’atelier de Bagnolet, le visage tant aimé de mon oncle quand il me réapprenait à manger, à Paris, rue d’Alésia, chez ma grand-mère, rendait incapables de vivre ceux qui les observaient.

Ils étaient incontemplables.

Il n’y a pas de retour au pays. Le pays est la nuit.

Il n’y a pas de retour à l’ancien temps. Le temps est ce qui arrive.

Il n’y a aucune "anti-chronie" qui fonde.

Avec Jean, après qu’on avait regardé les visages, après qu’il avait mis son menton sous son violon et joué pour rétablir ces ombres si égarées qu’il avait peintes, on descendait les escaliers, on allait boire en silence des verres de vin nouveau, au bas de la tour où il avait son atelier, rue Lénine.

Pascal Quignard
5 janvier 2005
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