Pedro Kadivar | Vingt-deuxième nuit d’été

Non, c’est bien ce que je me suis dit en me levant à l’aube, jamais le verbe ne sera dit aussi haut et fort qu’il l’exige quelle que soit la vigueur de la voix qui le dit, laquelle sera toujours à la traîne, toujours impuissante, jamais à la hauteur du désir qui habite le verbe, qui habite le nerf qui le fait respirer muet, quelle que soit l’intensité qui l’habite elle, la voix qui dit le verbe. Non. C’est ce que je me suis dit à la fin de la nuit, que je ne pourrais guetter chaque nuit la fin de la nuit jusqu’à la fin de mes jours, traversant le jour avant même qu’il ne fasse jour, sur les routes d’une pénible respiration, celle d’une vie violente devenue mince à l’instant de son réveil comme une feuille sèche, comme une maigre femme qui chante l’histoire de sa peau au cours d’une vie courte et multiple, l’histoire d’enfantements ignorés et d’immobiles envolées, l’histoire de ce qui sera après la fin de l’histoire, une vibration infime au premier geste du réveil, celui de l’homme qui se lève seul en même temps que ses semblables faisant le même geste sans que pour autant sa solitude en soit moindre. Non. C’est bien ce que je me suis dit pour fendre la nuit finissante, et avec le non je me suis levé, habillé, et je me suis vu partir avec le non, ce mot inaugural, lumineux, limpide, sachant que jamais ma marche n’atteindra l’intense vibration du verbe qui m’habite et qui me fait dire oui aux passants à chaque coin de rue, tête droite, bras ballants, l’air limpide, taille moyenne, criant oui pour dire le non que je porte en moi, la certitude que jamais ma voix ne pourra dire le verbe, le porter, le lancer, le faire jaillir au-dehors, qu’elle sera toujours impuissante, à la traîne, qu’il y aura toujours elle d’un côté et de l’autre le verbe qu’elle dit, qu’elle dit vouloir dire, qu’elle veut vouloir dire vouloir pour le seul vouloir qui en veuille bien vouloir, celui de tous les vouloirs et de toute peine perdue qui ne put vouloir. Alors au moins dire oui pour signifier son contraire, parler pour reconnaître l’impuissance de la voix, pour dire qu’elle sera toujours à la traîne loin derrière ce qu’elle dit, révéler la fêlure entre elle et ce qu’elle dit, voudrait dire, voudrait vouloir dire, la mince fente où vivent les hommes depuis l’invention du verbe, parler pour dire ce non qui me fait vouloir dire, qui me fait dire oui aux passants à chaque coin de rue, à vous et à moi-même, pour signifier le non qui mène aux contrées innommables en vous et en moi, qui nous fait vivre ailleurs quel que soit l’ici où on habite, je parle de cette nuit d’été où nous sommes réunis quelle que soit la saison au pays de chacun, de cette fente d’où nous partons très loin d’ici, ailleurs, plus loin que l’Afrique où il neige en cette nuit d’été, nous, immobiles et silencieux, je parle de ce non où se déploient d’infinis paysages, de ce non qui me fait vouloir dire, de ce oui qui signifie son contraire, de ma voix qui sera toujours impuissante, à la traîne, quelle que soit sa vigueur, loin derrière ce qu’elle voudrait vouloir dire.

6 novembre 2007
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