Peter Weiss, écrivain et cinéaste
La deuxième série de la lecture intégrale de L’Esthétique de la résistance, le roman de Peter Weiss, a repris, depuis le 14 novembre, à la Galerie des AAB, 32 rue de la Mare, Paris 20e. C’est tous les lundis à 20 heures.
Ce lundi 28 novembre, aura lieu également la projection en avant-première de deux films de Peter Weiss :
Studie II /Hallucinationer (Hallucinations) 6 minutes, N&B, 1953 ;
réalisation et scénario : : Peter Weiss ;
chef opérateur : Arne Lindgren ;
acteurs : Peter Weiss, Jan Thomaeus, Gunilla Palmstierna, Gunnar Hyllienmark, Lars Fredin, Lars Forssell, Gert Nyman, Nils Olsén, Daniel Helldén ; production : : Arbetsgruppen för film ;
musique : Daniel Helldén. Vous pouvez le regarder sur ubuweb [1].
Ansikten i Skugga (Visages dans l’ombre), 14 minutes, N&B, 1956 ; réalisation : Peter Weiss ; chef opérateur : Chister Strömholm.
Ces deux films, pourtant tournés à peu d’années de distance, sont aussi différents que possible. Dans le premier, des recherches visuelles, oniriques, mais aussi une grande attention aux détails d’ombre et de lumière ; le second, comme une balade documentaire dans le vieux Stockholm, très proche du visage et des vies des vieilles gens, pour filmer une dernière fois une ville qu’on est en train de détruire. Ils seront présentés par Léonie De Rudder.
Léonie De Rudder, qui a fait des études de littérature et de cinéma, a découvert l’œuvre de Peter Weiss à l’occasion de son travail de DEA et s’est rendue en Suède afin de visionner ses films. Elle fait partie d’une association de réalisateurs amateurs, avides d’expérimentations en tout genre (7 courts et très courts-métrages réalisés).
C’est elle qui présentera les six films de Peter Weiss qui seront projetés à la nouvelle Cinémathèque française, rue de Bercy, le vendredi 9 décembre 2005, à 19h30.
Elle nous donne ici quelques éléments de l’œuvre de Peter Weiss.
Peter Weiss, expérimentateur de langages
En France, Peter Weiss est injustement retombé dans l’oubli, après avoir bouleversé la scène parisienne en 1966 avec Marat/Sade (les héritiers de Sade s’en sont même mêlés, interdisant la reproduction de leur nom sur l’affiche pendant les mois qui précédèrent la première !). On lui associe également le théâtre documentaire avec L’Instruction (1965), mise en voix des témoignages de rescapés des camps de concentration recueillis lors du procès Eichmann. L’œuvre qui couronne sa carrière est un roman en trois volumes, L’Esthétique de la résistance (1975,1978,1981), autobiographie réinventée en forme d’histoire des mouvements de résistance et parsemées d’interprétations politiques des grandes œuvres d’art du patrimoine mondial. Là encore, l’invention formelle est vécue comme un choc de la part de la critique. Outre ces « pièces maîtresses », l’itinéraire artistique de Peter Weiss révèle à chacune de ses œuvres une tentative de concilier les conflits politiques et ses conflits intérieurs. Juif né en Allemagne de parents tchèques, il passera sa vie à Stockholm, en exil, hésitant entre l’écriture dans sa langue maternelle et l’écriture dans sa langue d’adoption. Cette notion du choix du langage pour s’exprimer est particulièrement intéressante, car Peter Weiss en a expérimenté beaucoup.
Passionné de peinture depuis son adolescence, Peter Weiss obtient de ses parents d’aller étudier un an à l’académie des Beaux-Arts de Prague. C’est à cette époque, vers 1936, que ses parents, inquiétés par le nazisme, décident d’émigrer. Dans l’affolement du départ, sa mère détruit les toiles du jeune Peter, de peur que leur noirceur et leur bizarrerie n’attire l’attention. Notons que ses deux demis frères restés en Allemagne, deviennent officiers SS. Peter Weiss est obligé de travailler dans l’usine de son père puis réunit assez d’argent pour gagner la capitale et tenter de vivre de son art.
Naissance d’un cinéma d’avant-garde suédois
Il y fait la rencontre de nombreux artistes, émigrés comme lui, passionnés comme lui par le Surréalisme, la psychanalyse, la politique, autant de domaines qui passionnent l’Europe mais auxquels la Suède reste hermétiquement fermée. Avec la Seconde Guerre mondiale ce pays est devenu une terre d’asile mais qui en même temps, se maintient volontairement dans un isolement étouffant. Ce double statut de terre d’accueil et de pays hostile par son indifférence est très sensible dans les écrits autobiographiques de Peter Weiss. Pontus Hultén, autre figure prestigieuse de ces mouvements d’avant-garde et futur directeur du Centre Pompidou, résume ainsi l’état d’esprit qui régnait à l’époque :
Dans les années cinquante, période florissante de la réalisation de films d’ « avant-garde », la tendance était d’essayer de briser l’isolement de la Suède. L’isolement de cette époque était lié à la guerre et aux cinq années de « neutralité », 1939-45, et nous sentions que cela avait duré beaucoup trop longtemps [2].
Après quelques essais infructueux de poésie en suédois, Weiss s’intéresse au cinéma, écrit des chroniques pour la radio. L’analyse le mène rapidement à l’envie de pratiquer et il va créer avec un groupe d’étudiants et de jeunes artistes enthousiastes l’Experimental Film Studio, en 1949. Cette naissance d’un mouvement d’avant-garde cinématographique est très tardive par rapport à des groupes similaires créés parfois vingt à trente ans plus tôt dans d’autres pays d’Europe ou aux États-Unis.
Les textes écrits par Weiss montrent son intérêt pour le cinéma en tant que langage. Il a un réel souci de s’inscrire dans une tradition sur laquelle il a longuement appris et travaillé. Son étude est divisées en quatorze thèmes, alliant des panoramas synthétiques : « Les précurseurs », « Avant-garde des années vingt », « Films expérimentaux américains des années trente », « Avant-garde américaine après la guerre » ; des articles sur des auteurs ou même des films : « Luis Buñuel », « Cocteau : Le Sang d’un poète », « Jean Vigo », « Peixoto : Limite », « Eisenstein : Que viva Mexico » ; et des interrogations thématiques : « La ville », « Musique de film ». Il termine par une évocation des « Films expérimentaux en Suède » dans laquelle il inclut ses premiers films. Ce choix de réalisateurs est guidé par la liberté de création prise pour explorer la notion de langage cinématographique, qui l’intéresse au plus haut point :
Parfois rudimentaires sur le plan technique, parfois très élaborées grâce aux pouvoirs multiples de la caméra, ces œuvres avaient pour but de créer un véritable langage cinématographique permettant d’exprimer de nouvelles relation entre les humains et les choses, entre le rêve et la réalité ; enfin, de créer de nouvelles formes de rythme et de mouvement [3].
Pour Weiss ce sont les œuvres expérimentales qui « vont doter le cinéma à venir de son statut d’art à part entière » en développant davantage une « idée du cinéma comme medium poétique », que comme un art du divertissement. Il s’agit de réinvestir et de réinventer les codes légués par l’industrie.
Ces premiers films portent d’ailleurs le nom d’« études ». Peter Weiss se place d’emblée sous l’égide des « maîtres » qu’il admire et leur rend hommage. Les sources d’inspiration les plus visibles, d’ailleurs intarissables pour beaucoup de cinéastes post-surréalistes, sont évidemment Un chien andalou (1929) de Buñuel et Le Sang d’un poète de Cocteau (1930). D’une manière générale, l’image cinématographique se veut image poétique. Les procédés techniques du cinéma sont utilisés pour faire naître l’étonnement, la puissance évocatrice, métaphorique de l’image. Son premier film est présenté dans les catalogues comme un prolongement tardif de l’avant-garde française, et notamment des films de Jean Vigo. Dans sa deuxième Étude, il se livre à un travail de collage sur le corps même de ses acteurs, agençant leurs membres en toute liberté pour composer d’inquiétants tableaux mécaniques. Ce film est d’ailleurs le plus proche du collage plastique avec des plans très composés, jouant sur le contraste des corps blancs sur le fond noir. Ils sont transformés en des machines désirantes qui répète leur geste inlassablement (ouvrir la bouche à l’approche du verre tel un Tantale infiniment frustré). Ce film peut être vu comme une succession de collages animés, accompagnés chacun d’une ambiance sonore propre. Le film est réalisé, selon l’auteur :
d’après une série de dessins faits à partir d’associations. On a gardé l’ordre de ces différents dessins pour maintenir une continuité intérieure. L’action est entièrement fondée sur un contenu émotionnel [4].
L’intention du film est de représenter « des sentiments très imprégnés d’érotisme, à différents stades de leur évolution » et de montrer qu’« on accroche à la vie une sorte de pantin dont les fils sont tirés par les différents sentiments » [5].
Du malaise intérieur à la conscience politique
Après cette longue période de créations d’images destinées à exprimer un mal être personnel, l’œil prolongé par la caméra accomplit une révolution, se tourne de l’intérieur vers l’extérieur. Weiss réalise ainsi plusieurs documentaires. Visages dans l’ombre (1956) et Au nom de la loi (1957) adoptent tous deux la forme de la « journée » typique. Pour le premier, il s’agit de montrer le quotidien morne de ces vieux hommes qui hantent le centre de Stockholm : le lever, les activités (menus travaux), le bar à bière, le coucher dans des appartements insalubres. Le tout dans un tempo ralenti par les gros plans sur leurs visages ridés, qui expriment toute la lassitude de cette vie hors de la société. Pour le deuxième la vie dans une prison modèle pour jeunes délinquants, qui par souci d’anonymat ont la tête coupée par le cadre.
Les deux forces l’une individuelle, l’autre politique, collective sont sans cesse au travail dans l’œuvre de Peter Weiss. Les différentes formes artistiques explorées des tentatives toujours nouvelles d’aborder ces domaines apparemment contradictoires. C’est d’ailleurs tout le sujet de Marat/Sade de mettre en conflit l’homme préoccupé par le peuple, qui ignore son corps souffrant pour la cause révolutionnaire, et le libertin désabusé. Le théâtre documentaire fondé sur l’événement, le document, la réactivité, délaisse en revanche le malaise personnel de l’artiste. Le Discours sur le Vietnam est un engagement complet, une prise de position qui lui vaudra des inimitiés en Allemagne de l’Ouest. Les œuvres de Weiss sont interdites tour à tour d’un côté et de l’autre du rideau de fer. Certaines sont trop ouvertement communistes d’un côté, et d’autres sont considérées comme antirévolutionnaires (Trotsky en exil vaudra à son auteur une interdiction de séjour en RDA). Avec L’Esthétique de la résistance il semble que Weiss magnifie cette recherche, cet assemblage des langages, du discours politique et de l’écriture individuelle. Écrit pendant dix ans, ce roman-fleuve associe la voix d’un narrateur qui a l’âge de Weiss, qui a vécu dans les mêmes villes que lui, mais de l’autre côté. C’est-à-dire un prolétaire, engagé dans la lutte dès sa jeunesse, alors que Weiss au même âge n’y prêtait, de son propre aveu, que peu d’attention. Cette autobiographie réinventée, idéale et héroïque, laisse même la place aux doutes du jeune artiste en proie aux douleurs de la création...
Léonie De Rudder
Un bref passage de L’Esthétique de la résistance (une vingtaine de minutes) sera lu ensuite par Laurent Grisel, dans la continuité de ce feuilleton de lectures. Il y sera question, avec cet art du collage dont Peter Weiss fait preuve aussi bien dans ses films que dans son écriture, de l’Union soviétique des années trente, de la découverte des mathématiques par des autodidactes, d’une possible dénazification d’Hölderlin et encore d’autres choses...
Participation aux frais :
5 € ; 3 € pour les étudiants, les chômeurs et les adhérents aux AAB ;
20 € pour 20 lectures
Merci de réserver au 01 47 83 61 78.
[1] Sur le même site, deux autres films de Peter Weiss : Studie IV (Frigörelse) / (Étude IV - Libération), (16mm, 9min ; 1954) ; Vad ska vi göra nu da ? / (Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?) (1958).
[2] « in the fifties, when “avantgarde” film-making flourished, the tendency was to try to break out the Swedish isolation. The isolation of that time was related to the war and the five years of “neutrality”, 1939-45, and we felt that it had lasted far too long », dans Swedish avantgarde film 1924-1990, (p.3), catalogue de l’exposition-rétrospective organisée par Anthology film archive à New York en 1991. Pontus Hultén sera le premier directeur du centre Pompidou. Il a considérablement enrichi la collection de Beaubourg, ses apports ont été exposés de janvier à avril 2005 au Centre culturel suédois à Paris.
[3] Préface de Cinéma d’avant-garde, op. cit., p. 7
[4] Cinéma d’avant-garde, op. cit., p. 161
[5] Ibidem, p. 163