Pierre Antoine Villemaine | DeÌ sir d’autre chose

DeÌ sir d’autre chose, peut-être de distance, d’humour aussi, en tout cas eÌ loigneÌ de ce grand seÌ rieux qui plombe trop souvent la penseÌ e. Quelque chose de plus fluide certainement, de plus aeÌ rien — un flottement, une roseÌ e, un brouillard se dissipant comme un enfant deÌ sinvolte. Quelque chose de suspendu dans l’atmospheÌ€re. Et je retrouve cela. Dans ces courts textes, ces microgrammes de W. ouÌ€ une brume leÌ geÌ€re, une espeÌ rance enveloppaient tout. Dans ces petits mendiants, petits dieux de la rue jouant, insouciants et riants de Murillo.

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J’eÌ tais donc laÌ€, dans la rue, en un arrêt au pied d’une guirlande de minuscules ampoules arrangeÌ es sur un arbre pour les fêtes de fin d’anneÌ e. C’eÌ tait le soir, peut-être pleuvait-il ? Oui, sûr, il pleuvait car je voyais avec netteteÌ et preÌ cision le contour de chaque goutte d’eau qui rebondissait sur le trottoir. A cet instant je me rendis compte que depuis longtemps deÌ jaÌ€ aucune main ne m’avait toucheÌ avec gentillesse. Oui, les choses avaient bien changeÌ . Depuis peu elles ne portaient plus les mêmes valeurs, perdaient ou gagnaient en importance, mais surtout elles m’apparaissaient sous un angle totalement inconnu, retrouvaient ainsi de leur eÌ trangeteÌ , de leur instabiliteÌ et sans doute fallait-il oublieÌ leur nom pour enfin les voir aÌ€ nouveau. Beaucoup d’habitudes ont façonneÌ mes façons d’eÌ couter, de voir et de sentir. Ces choses qui autrefois me transportaient ne me laissent pas indiffeÌ rent aujourd’hui, ce serait trop dire, mais elles ont perdu de leur acuiteÌ , de leur urgence. Mais ces discours sur l’urgence commencent aÌ€ me lasser avec leur injonction. DeÌ sormais je me meÌ fierai de mes propres penseÌ es, de mes propres sentiments, je n’adhérerai plus inteÌ gralement aÌ€ moi-même, je serai infideÌ€le en matieÌ€re d’ideÌ es. Qu’est-ce donc qui avait changeÌ , m’interrogeais-je, et je ne trouvais rien qui me vienne spontaneÌ ment aÌ€ l’esprit. Ces choses avaient pris une allure que je ne reconnaissais plus, mais bien plus que les choses et les êtres, je sentais confuseÌ ment que l’atmospheÌ€re s’eÌ tait modifieÌ e. Ce n’eÌ tait pas un changement mais bien une modification : je n’eÌ tais plus le même. Qu’eÌ tais-je devenu ? Un être vaporeux sans doute, leÌ geÌ€rement transparent, flottant dans une totale incertitude. Je n’arrivais plus aÌ€ trouver les mots pour dire. Sur le chemin de retour aÌ€ la maison, je pressentis comme un fantôme d’eÌ motion, une tristesse soudaine et sans raison. Et tout ce qui nous file entre les doigts, me disais-je. Nous balbutions, nous ripostons aÌ€ des discours par des sentiments sans suite, nous sommes devenus des êtres limbiques, des êtres destineÌ s aÌ€ l’attente, sûrs que la reÌ veÌ lation ne sera pas pour nous, ni même pour nos enfants et petits-enfants. La maison n’eÌ tait pas treÌ€s eÌ loigneÌ e, quelques minutes aÌ€ peine, je longeais les modestes pavillons dont l’un se faisait remarquer par sa tourelle qui eÌ tait du plus grand chic. Il n’y avait personne dans ces rues, parfois une vieille femme ou un vieux couple revenant du marcheÌ marchait lentement aÌ€ même la chausseÌ e en trainant leur cabas deÌ bordant de poireaux. En cette soireÌ e, je constatais les agitations les plus bizarres de la lumieÌ€re qui descendait, l’orange rougeoyant du ciel chargeÌ de tendres nuages sombres violet et noir. Le malaise que je ressentais n’eÌ tait pas nouveau, je l’avais toujours eÌ prouveÌ , il faisait partie de mon paysage. Un paysage flou aÌ€ dire vrai, aÌ€ la deÌ rive. Les penseÌ es et sentiments arrivaient par salves, fusaient en un tel tourbillon que j’eÌ tais pris par une sorte d’ivresse, surtout lors de nuits d’insomnie. Ce cerveau sillonneÌ d’agitations, d’eÌ blouissements intermittents que je n’arrivais plus aÌ€ ordonner, ces suites d’eÌ vanouissements soudains me surprenaient comme lors de ce jour ouÌ€ je lus l’annonce de ma propre mort dans le journal, annonce suivie d’une treÌ€s et trop breÌ€ve biographie. Je restais un instant figeÌ dans une stupeur animale puis je fus pris de vertige, le sol se deÌ roba sous mes pieds comme un acteur absorbeÌ par un trou de texte. C’eÌ tait si deÌ plaisant pour mon amour-propre. Tout cet amoncellement de fausses nouvelles me perturbait. ArriveÌ aÌ€ la maison, je me deÌ shabillais rapidement et regagnais mon lit. Les rêves allaient revenir, les fantômes familiers, les freÌ€res, les sœurs et toute la porteÌ e familiale. Mais ignorons ces deÌ tails et revenons-en aÌ€ l’essentiel, rejoignons ces rêveries qui errent dans les têtes, rejoignons ces lieux de passages propices aÌ€ l’interpeÌ neÌ tration des choses, aux bonheurs des meÌ tamorphoses. Fuyons cet aÌ‚ge de la deÌ solation, oui, ce mot est excessif je le reconnais volontiers. Mais il m’arrive ainsi de plus en plus souvent de n’être pas d’accord avec moi-même et je me dis que c’est peut-être cela la deÌ solation même. Ces rêves se livraient lentement, semblaient toujours attendre qu’on les interrogent, comme s…˜ils reÌ servaient une infiniteÌ de reÌ ponses aÌ€ une infiniteÌ de questions. Assez ! Assez ! Je savais d’expeÌ rience qu’ils ne nous reÌ veÌ laient jamais plus que ce que nous ne sachions deÌ jaÌ€, certes d’une manieÌ€re pas treÌ€s claire mais cette confusion même nous guidait, nous indiquait le chemin aÌ€ suivre. Je n’attendais pas de miracle de ces arrêts de vie. Jamais plus de miracle, redoublais-je. J’en restais laÌ€ et baignais dans mes divagations, j’allais m’endormir. Les yeux fermeÌ s je vis alors d’eÌ tranges formes apparaitre dans le noir treÌ€s faiblement eÌ claireÌ , un noir au reflet bleuteÌ et froid. Ces formes vivantes venaient aÌ€ moi avec une lenteur irreÌ meÌ diable. De matieÌ€re eÌ paisse ces êtres hybrides semblaient de pierre ou de boue. Leur mouvement d’approche en spirale les transforma peu aÌ€ peu, leurs contours se deÌ sagreÌ geÌ€rent et ils se dissipeÌ€rent bientoÌ‚t laissant l’espace ouvert aÌ€ une eau limpide et profonde maintenant bleu nuit, ils firent place aÌ€ un mouvement de ressac, au va-et-vient puissant d’une mer sombre laissant entrevoir ses pieÌ€ges et remous. Puis du sein des profondeurs je vis comme un point noir qui se reÌ veÌ la l’œil glaceÌ d’un animal treÌ€s ancien aÌ€ la peau d’eÌ corce, d’un eÌ leÌ phant ou d’un varan peut-être car je n’apercevais qu’un fragment de son visage, cet œil ironique ne me regardait pas en face mais glissait, tournoyait, fuyait, devint un trou minuscule au milieu de la vase de hauts fonds oceÌ aniques, une petite bille de pierre noire d’ouÌ€ surgissaient d’informes animaux d’un autre temps. Le lent mouvement geÌ ologique se poursuivait et il me semblait que je rejoignais dans ces eÌ tats de rêves les commencements tumultueux de la terre. C’est du moins ce que je me racontais. Et je voulais prolonger ces moments si familiers, je m’y abandonnais, je m’y perdais avec une volupteÌ insolite. Mais on ne commande pas aux rêves, ils dansent seuls leurs chemins, avec deÌ sinvolture, insouciance, avec leur fantaisie singulieÌ€re. Qu’avais-je donc deÌ couvert en ces lieux ? Ô nuits de rencontres plus que de deÌ couvertes ! Car ce face-aÌ€-face ne nous eÌ clairait de rien, ne nous libeÌ rait de rien, il nous offrait des sentiments plus que des lumieÌ€res, seul en effet, demeurait ce lancinant remuement interne d’une lenteur qui captivait. C’est sans doute pour cela que nous veillons sur nos rêves et craignons qu’ils ne nous quittent. Cependant je ne voulais pas être la victime de mes propres illusions. Et surtout je n’arrivais aÌ€ me deÌ cider quant aÌ€ la meilleure interpreÌ tation sur le sens de ces apparitions si vite englouties, et j’en restais laÌ€. IndeÌ cis, je restais, perplexe, jusqu’au moment ouÌ€ je me dis qu’il arrive toujours le moment ouÌ€ l’on se perd, ce moment ouÌ€ tout se disloque et qu’on croit avoir toucheÌ le fond, bien qu’en veÌ riteÌ on sait qu’on ne le touche jamais. Je me sentais aÌ€ cet instant comme un être deÌ chireÌ par ses propres contradictions. Une reÌ veÌ lation soudaine nous eÌ clairerait deÌ finitivement, une reÌ paration me semblait aÌ€ ce moment tout aÌ€ fait souhaitable, un deÌ pannage qui mettrait fin au tourbillon, reÌ tablirait un ordre quoi, mais depuis longtemps deÌ jaÌ€ j’avais pris la mauvaise habitude de ne pas obeÌ ir, le pli eÌ tait pris depuis bien trop d’anneÌ es, pris par l’enthousiasme adolescent j’avais pris la tangente certainement trop tôt et il m’eÌ tait geÌ neÌ tiquement impossible de revenir en arrieÌ€re, j’eÌ tais pris en otage, captif de moi-même, et comment saurais-je me deÌ barrasser de ce moi-même ? Comment se deÌ gager de cette situation ? Je savais bien que je n’avais aÌ€ faire qu’aÌ€ des ombres, fugitives certes, leÌ geÌ€res certes, mais tenaces, qui n’eÌ veillaient ou ne reÌ veillaient en moi que perplexiteÌ en se faisaient volontiers passer pour ce qu’elles n’eÌ taient pas. Je me deÌ gageais avec deÌ termination hors de ce rêve commençant. Je ne voulais pas subir une nouvelle humiliation. Et me voici deÌ sormais les yeux ouverts au beau milieu de la nuit, assis dans mon lit aÌ€ recevoir les craquements de bois de la maison ancienne, aÌ€ respirer le souffle continu d’une rumeur lointaine, un bruit de fond qui semblait soutenir tous les autres sons. Comme issue de la meÌ moire vint treÌ€s faiblement une austeÌ€re et apaisante musique : ich ruf zu dir / je vous appelle, annonçait-elle ; elle passa, laissant une empreinte leÌ geÌ€re dans l’air qui frissonna puis telle une eÌ toile filante elle disparut, me laissant plus seul encore.

30 septembre 2018
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