Quand le ring se fait chair


Alban Lefranc : Le ring invisible, éditions Verticales/Gallimard, 2013.



 

Dans les dernières pages de Fassbinder la mort en fanfare (Rivages, 2012), Alban Lefranc prête fictivement au réalisateur allemand le projet de tourner un film avec Mohamed Ali en vedette. Le sujet en aurait d’ailleurs été une adaptation de L’Idiot de Dostoïevski. L’auteur avait ainsi voulu choisir le plus aberrant : Ali, par certains aspects, est l’antipode absolu de RWF ; tous les deux semblent les antipodes du prince Mychkine. Il s’agissait de montrer la démesure du cinéaste, son assurance aussi. Mais, ce faisant, l’écrivain avait sa « pensée de derrière » et se préparait à pousser plus loin sa propre problématique. En effet, qui a lu avec attention les romans qu’on peut rassembler en une « trilogie allemande » : Des foules, des bouches, des armes (Melville/Léo Scheer, 2006), Vous n’étiez pas là (Verticales/Gallimard, 2009), Fassbinder la mort en fanfare (2012) y ressent une puissante unité, dont le cheminement est toutefois plus sensible que conceptuel. L’intuition majeure en est que pour exister, pour advenir au monde, devenir monde, il faut s’ouvrir, entre corps et réalité tangible, une dimension intermédiaire, métisse, que l’on peut, que l’on doit appeler « chair ». Cette aura de propriétés, de qualités diffuses, mobiles, ductiles est la projection sensible autant qu’intelligible du corps-&-âme de chacun sur les choses, les êtres, les événements et, par diffusion, perfusion, contagion parfois, la présence réelle de ce qui est, influant sur les organes, fait de cette chair souvent inouïe un corps second, un second corps. Ou l’absence de chair interdit au corps premier de survivre seul. C’est une variante, tragique, explorée avec Bernward Vesper (Des foules…) et Nico (Vous n’étiez…) : l’un est le fils d’un poète nazi et il a, lui aussi, des velléités littéraires mais, otage de plusieurs langues de bois, il n’arrive pas à trouver son propre idiome et ce manque, qui l’empêche de faire chair avec le monde, le conduit au suicide ; la seconde est, en son physique altier d’aryenne blonde et élancée, à la fois le produit le plus réussi de l’eugénisme nazi et, en tant que mannequin, l’emblème le plus parfait qui soit de la marchandise. Faute d’avoir pu ajuster ce corps de rêve, mais non incarné, avec la bave, le sang, le poil de la vie vécue, elle emploie ses plus belles années et toutes ses forces à mieux s’exclure encore puis à se détruire.


Cependant, se faire chair avec le monde, en devenir chair prenante, se traduit fort différemment selon tempéraments et circonstances, selon les destinées. Si, pour Fassbinder, il s’agit d’une immersion volontairement grotesque, bouffonne, dans le réel (ou Réel) dont le corps s’accroît en s’en goinfrant jusqu’à l’overdose (jusqu’à éclater et périr), pour Ali, en revanche, la voie est adverse, c’est celle d’une extraction. Car il affiche, selon Alban Lefranc, une impérieuse et radicale volonté de maîtrise qui lui permet, à l’orée de sa vocation, de partager le monde en deux, d’y lire deux dimensions contraires et, de fait, il ne fera chair que de l’une des deux. La mise à mort du jeune Emmett Till, le 28 août 1955, à Money (Mississippi), à peine plus vieux que Cassius Clay, sera le principal déclencheur de cette métamorphose qui finira par produire la figure universellement connue comme « The Greatest of All Time ». Le jeune Noir de Chicago, qui se vante de faire partie des troupes d’Al Capone, va rendre visite à des cousins dans le Sud sécessionniste. L’adolescent (il n’a pas encore quinze ans) est insouciant, inconscient, naïvement arrogant et croit qu’il lui suffit de se tenir et de parler comme dans le Nord pour se faire accepter. Son attitude dans l’épicerie où il est entré, tenue par une jeune femme blanche sur laquelle il lève les yeux et qu’il apostrophe, provoque l’horreur panique de celle-ci et de toute sa communauté. L’expédition punitive est radicale : toute la peur et la haine des petits Blancs s’acharnent sur l’enfant à qui elles arrachent face humaine. L’indignation profonde que provoque ce crime, amplifiée par l’impunité dont bénéficient les assassins, sera, grâce à la photo du cadavre sans visage, l’un des ferments du mouvement pour les droits civiques. Mais ce n’est ni l’apitoiement, ni l’horreur, ni le désir de vengeance ou de justice, enclenchant par exemple la revendication de l’égalité des droits, qui transforment le jeune boxeur mais un pur constat de proxémique : « Emmett, toi qui ne connaissais pas la loi d’airain de la distance et de la proximité, Emmett, pauvre bavard imbécile, mon frère massacré, je te promets que je ne laisserai personne s’approcher ». La leçon est claire, absolue dans sa simplicité et sa netteté : « Il faut devenir le maître de la distance. / Il faut cerner, sentir, renifler d’instinct la distance (et la garder) ». C’est à ce seul prix que le futur champion pourra tenir sa promesse : « Écoute, Emmett, écoute ma promesse : toi qui n’as plus de visage, je te donnerai le mien ».


Pour « garder la distance » et la tenir, un entraînement féroce (« seul chez toi » au début), une ascèse sont nécessaires et l’invention d’une tactique de combat inédite de façon à « extraire son corps » de ce qui risque de l’engloutir, de l’engluer. S’y adjoint une manière de prophétie que le champion s’ingéniera à vérifier : il périra dans un crash et il doit se préserver de ce qui a perdu Emmett, « trop de femmes, trop d’eau, trop de jactance ». Ce ne sera pas un crash aérien comme il le pense d’abord, mais il aura bien lieu une fois qu’il se sera laissé rattraper par le sexe, la provocation verbale, les tourbillons liquides et torpides où l’entraînent les foules avides de sa gloire. Mais c’est d’abord une partition drastique établie dans tout ce qui est : « Il y a mon corps et ce qui est extérieur à mon corps, il y a mon corps et rien. / Les événements extérieurs, ce qui peut se passer hors de mon ring invisible : jamais vu, aucun compte, je ne sais pas, de quoi parlez-vous ? » Ce « ring invisible » c’est la part du monde qu’il élève à la chair : « Il écoutait son sang dévaler son corps, l’index et le majeur sur la carotide pour prendre son pouls, adossé aux cordes après le combat les yeux rivés sur le ring, grisé, il écoutait l’inlassable pompe sous ses côtes qui le gonflait de joie, le retour éternel du sang chaud dans les veines, un peu de son âme butant contre les dents, des larmes de joie au bord des yeux, et sa poitrine se dilatait, se dilatait, il absorbait par tous les pores l’espace clos entre les cordes, et sa peau comme une éponge avalait le volume à grandes gorgées, dévorait les moindres détails de ce carré magique de six mètres sur six où il avait choisi de passer sa vie désormais. Son sang ses os son visage – réunis pour les vint ans à venir dans trente-six mètres carrés derrière la barrière de ses poings ». Et, comme Pascal (selon Boileau et Baudelaire) croyait toujours avoir un abîme à son flanc, Ali se cesse de projeter sur ses entours ce qui devient ainsi une extension de son être : cette chair invisible mais sensible voire sensitive. Sa périlleuse technique d’attaque frontale en est l’un des ajustements les plus subtils et la façon qu’il a de tenir sa promesse à Emmett : malgré le risque, la vitesse dont il est capable, due à son appréhension intuitive et quasi infaillible de cet espace-temps virtuel, pour lui seul plus-que-réel, préserve son visage des coups les plus violents.


Mais qu’y a-t-il (en) dehors ? Qu’est cette part du monde dont il ne fait pas chair ? Que reste-t-il qui menace toujours de reprendre la main et de réduire le vainqueur ? « The King of the World » semble en effet réserver l’exclusive de son incarnation (ou de sa « carnalisation ») à « ce carré magique de six mètres sur six » qu’il transporte partout avec lui et qui lui donne absolue maîtrise. En regard de ce « ring invisible (seul réel) », qui vient coïncider quelques instants à chaque combat avec « le ring transitoire » tenu par les autres pour réel, il n’y a que des fantômes ou des caricatures : des hommes d’affaires en costumes trois-pièces et des matchs gérés comme des coups médiatiques et financiers, des chèques et des fortunes irréelles comme des châteaux de cartes, l’hystérie sanglante et virtuelle des médias, l’avidité des foules qui se nourrissent d’images et de mots, le désir des femmes et des hommes qui prennent sans donner ni rendre jamais rien. Le jeune héros qui « extrait » son corps pour la première fois est chaste, mais, bien qu’il tienne les femmes pour autant de Dalila, vient le jour et l’heure où il succombe… Il doit aussi se « méfier de la grande circulation des liquides, des hommes qui boivent pour tuer, des hommes qui boivent pour pleurer sur les victimes des premiers » et là, c’est Cassius senior qui est visé, son père alcoolique qui ne sait que pleurnicher sur Emmett Till et se complaire à l’infini dans un sentimentalisme impuissant. On peut penser que la conversion à l’islam résout pour le boxeur la question des femmes comme celle de l’alcool, mais restent les foules et la jactance. La carrière de Mohamed Ali coïncide avec l’ère où les médias imposent la nouvelle tyrannie du direct : tout comme la mort de Kennedy, chacun des exploits (comme des échecs) du champion se joue dans un instant des millions de fois démultiplié par la retransmission télévisée en direct. La pression des spectateurs, des voyeurs de plus en plus exigeants et pervers est un tourbillon ravageur qui, si l’on s’y laisse emporter, détruit tout repère, toute prise, toute assise : il faut tenir la foule à distance… Tant qu’Ali peut rester à l’abri de son « ring invisible », tout va bien mais les circonstances de la vie le font parfois, le font souvent sortir de son « carré magique », alors, comme tout un chacun, il est noyé. Dans un flux de jactance surtout que les médias entretiennent comme leur plus sûr pactole : d’où les insultes cinglantes envers ses adversaires, les divers scandales au pesage et aux vestiaires, les cris de guerre, d’où les légendes qui confèrent au champion plusieurs récits de vie possibles, qui ne se recoupent pas mais qu’il avalise tous avec le même aplomb… Dépossédé de ce qui est son propre par le dehors, le héros couronné et enchaîné à la fois réagit alors trop souvent avec une violence d’instinct tandis que celle qui naît sur le « ring invisible » est maîtrisée jusqu’au martyr et à l’extase. Étrange et pathétique attelage, dans cette vie de champion, entre une irrésistible propension à l’apothéose sur le ring, visible et invisible, comme dans la légende amplifiée ou orchestrée par le jeu des médias et une tout aussi irrésistible dégringolade dans le terre-à-terre sordide comme le jour où il jette dans l’Hudson la médaille d’or qu’il a conquise aux Jeux Olympiques de Rome parce qu’un loufiat blanc, arguant de sa seule couleur de navet, a refusé de le servir, lui « The Greatest of All Time »… Le crash a bien eu lieu, ce ne fut pas un accident : du fond du corps, de ce corps dévoué jusqu’au sacrifice à l’invisibilité de la chair, est montée silencieusement, insidieusement la maladie qui l’a réduit, accomplissant la prophétie. Hasard, nécessité ou providence, ce qui fit du dieu un légume ? Le voilà apte à comprendre, connaître, jouer (?) Mychkine ! À susciter une universelle compassion mais sans attendrissement car, malgré tout, le visage reste intact.


Une fois son héros sacré champion du monde à l’issue de son combat contre Sonny Liston (25 février 1964, 21 h 30, Convention Hall, Miami Beach, Floride), le récit d’Alban Lefranc fait l’ellipse de la « carrière » de Mohamed Ali dont on peut trouver le bruit en bien d’autres ouvrages. Il s’est concentré sur ses prémisses et sa genèse, son soubassement ontologique (si l’on ose dire). Car l’auteur a principalement souhaité mettre en mots et en musique son intuition centrale, celle de la chair qu’il faut donner ou trouver pour prolonger son corps et le rendre actif, agissant dans et par le monde, avec et contre lui. Le combat opposant celui qui s’appelle encore Cassius Clay à Allen Hudson (20 mai 1960, San Francisco) et qui tient le lecteur en haleine de la page 80 à la page 85 avec sa seule longue phrase modulée selon le souffle, le rythme, la danse du corps et de l’esprit propres à notre champion offre un parfait exemple de ce que peut être une écriture de la chair. Nul doute qu’après ce roman, comme les précédents rapide et nerveux, sans aucune graisse, tout en prises de rythme et reprises de souffle, Alban Lefranc ne fasse rebondir la question, sa question avec d’autres protagonistes. Nous nous y attendons.



Serge Meitinger, 22-27 mai 2013.



Alban Lefranc : Le ring invisible, éditions Verticales/Gallimard, paru le 7 mars 2013 / ISBN 978-2-07-013981-1 / 170 pages

De Serge Meintinger, lire aussi JUSTE UN PAS DE CÔTÉ, à propos de Vous n’étiez pas là d’Alban Lefranc (éditions Verticales, 2009).

13 juin 2013
T T+