Quand on déprogramme aux Comores…

             remue.net s’est récemment fait l’écho des obstacles qu’ont rencontrés l’écrivain Jean-Luc Raharimanana et le metteur en scène Thierry Bedard pour faire représenter 47 dans l’archipel de l’océan Indien. Nous avons intitulé ce dossier 47 ou les voix oubliées de l’histoire.
             47 sera pourtant repris le 17 juillet au festival d’Avignon 2009 au rond-point de la Barthelasse où, le 18, Raharimanana fera une lecture avec le musicien Tao Ravao.

             Mais pour d’autres, les difficultés de présenter leur travail, de simplement le faire exister, se succèdent dans cette partie de notre monde : aujourd’hui, aux îles Comores, à Mayotte.
             Dans tous ces cas, il est question de la littérature et de l’art, il est question de retraverser des formes artistiques traditionnelles afin de dire le monde d’aujourd’hui, il est question de faire entendre sa voix d’artiste et la voix des autres.

             Thierry Bedard nous a récemment donné des nouvelles des Comores avec sa mise en scène d’Épilogue d’une trottoire d’Alain Kamal Martial et un
entretien que vous lirez ici.

             C’est bien aujourd’hui encore que Raharimanana nous écrit :

             « Chers amis, je voudrais vous parler de Soeuf Elbadawi, un ami de longue date, écrivain et directeur d’une compagnie de théâtre. C’est avec lui que j’ai pensé et publié le livre Dernières nouvelles de la Françafrique aux éditions Vents d’ailleurs.
             Vous trouverez des informations sur son travail ici. Vous le verrez, il a publié de la poésie, des fictions, des textes pour le théâtre, il a produit des disques de musique traditionnelle comorienne, il a écrit de nombreux articles.

             Il travaille en collaboration avec Seda, un plasticien.
             Récemment, le 13 mars 2009, Soeuf Elbadawi et Seda ont fait, dans les rues de Moroni, une performance artistique, un gungu, contre le référendum concernant la départementalisation de Mayotte.
Africultures en parle ici.

             Cette performance n’a pas été du goût de l’Alliance française ni de l’Ambassade de France de Moroni (la capitale de l’Union des Comores). Le travail de Soeuf Elbadawi et de sa compagnie à l’Alliance française de Moroni a été déprogrammé. Seda a été suspendu de son poste au Lycée français "jusqu’à nouvel ordre".
             Une tournée était prévue dans l’île. Les comédiens de la compagnie de Soeuf Elbadawi ont subi de fortes pressions de la part de l’Ambassade de France si bien que quelques-uns se sont désistés ou ont accepté des propositions de l’Ambassade (un stage dans un festival à l’étranger), bref, le coup classique... avec menace de ne plus délivrer de visas pour les membres de la compagnie.

             Il est de plus en plus difficile en ce moment de travailler l’art et le théâtre dans notre zone. 47, malgré la censure, a pu continuer parce que c’est Thierry Bedard, parce que c’est la compagnie Notoire. Mais nous ne pouvons nous contenter de l’appui des compagnies françaises.

             Ci-dessous quelques liens pour suivre l’affaire :

             une lettre ouverte du plasticien Seda à l’ambassadeur

             une lettre où Soeuf Elbadawi parle du travail de Seda.

             Aucun journal n’a réagi pour l’instant à son communiqué de presse que je vous joins. Bref, si remue peut s’emparer de l’affaire… »

             On s’en empare. On espère que les lecteurs de remue et les sites amis reprendront la nouvelle sur leurs sites et par tous moyens.


             Communiqué de presse

             Censure culturelle et artistique. Interdiction de travail à l’Alliance française de Moroni pour une compagnie de théâtre à cause des positions politiques de son directeur artistique, Soeuf Elbadawi, sur l’intégrité territoriale des Comores.

             La compagnie comorienne de théâtre O Mcezo* est interdite de travail à l’Alliance française de Moroni, suite à une performance artistique (gungu) réalisée le 13 mars dernier dans les rues de Moroni par Soeuf Elbadawi, son directeur. Une performance durant laquelle il s’est exprimé avec d’autres citoyens comoriens, des artistes et des journalistes notamment, contre le viol de l’intégrité territoriale des Comores, adoptant à cette occasion la même position que la vingtaine de résolutions de l’ONU condamnant la présence française à Mayotte.

             La décision de déprogrammer le travail de Soeuf Elbadawi et de sa compagnie à l’Alliance française de Moroni a été notifiée par un courrier de son directeur, Jérôme Gardon, en date du 28 mai 09. Elle fait suite au limogeage du plasticien comorien Seda de l’école française (Henri-Matisse) pour avoir pris part à la même performance en mars dernier. La décision avait été prise, semble-t-il, au nom de l’ambassadeur de France à Moroni. La décision de Jérôme Gardon engage ainsi son institution, la seule qui soit équipée pour accueillir un travail de création et de diffusion dans le pays, dans un positionnement politique dont le but serait d’exclure de son lieu les artistes comoriens ayant une opinion contraire à l’autorité française. Ayant manifesté son refus de la présence française à Mayotte, Soeuf Elbadawi est déprogrammé de l’affiche.

             Jérôme Gardon, directeur de l’Alliance française à Moroni, au nom de son comité d’administration, accuse Soeuf Elbadawi d’avoir été « l’instigateur d’une manifestation politique violente ». En réalité, il fait référence à cette performance artistique réalisée le 13 mars dernier, laquelle performance se trouvait être une forme renouvelée de gungu, tradition populaire, à la fois politique et culturelle comorienne, assimilable au théâtre de rue. « On organise le gungu traditionnellement contre un acte mettant la communauté en péril. Nous avons revisité cette tradition sous forme de happening théâtral pour rappeler aux gens que le viol de l’intégrité territoriale des Comores est un acte mettant à mal la communauté d’archipel. Mais que signifie le geste de Jérôme Gardon ? Que ceux qui ne sont pas d’accord avec la présence française à Mayotte doivent se taire sous peine d’exclusion de l’Alliance française de Moroni. Je peux comprendre sa décision. Mais de là à qualifier une performance durant laquelle personne n’a été inquiétée de « manifestation violente », je pense qu’il délire totalement, et j’essaie d’imaginer les personnes qui vont prendre cette indication au pied de la lettre, en se demandant si je n’ai pas commis un acte terroriste. Quelle image veut-il donner de ma personne ? Ce que le directeur de l’Alliance française vient de faire est dangereux, diffamatoire, voire pervers », explique Soeuf Elbadawi.

             La nature des relations entre Soeuf Elbadawi et l’Alliance française de Moroni, institution au sein de la quelle il a beaucoup œuvré du milieu des années 80 au début des années 90, et avec laquelle il a continué à travailler ces dix dernières années, a toujours été sans concessions, ni ambiguïtés. Soeuf Elbadawi n’a jamais omis de préciser ce qui fonde son travail artistique aux Comores : « l’obsession de la citoyenneté ». Ce qui n’a jamais dérangé la direction de l’Alliance par le passé. Jérôme Gardon s’était par ailleurs engagé depuis novembre 2008 à prêter son lieu à la compagnie O Mcezo* pour trois étapes de travail, dont celle qui vient d’être déprogrammé du 21 juin au 3 juillet 2009, afin de créer La fanfare des fous, un spectacle autour de la dépossession citoyenne.

             L’attitude de Jérôme Gardon, au-delà du fait qu’elle entérine une « relation tarifée » (le silence des artistes comoriens sur la réalité politique nationale contre le droit d’exister dans « son » lieu), oblige à réfléchir sur la qualification (« manifestation politique violente ») utilisée pour désigner l’expression citoyenne d’un artiste impliqué dans la réalité de son propre pays. Soeuf Elbadawi s’interroge : « Ce qui est terrible, c’est d’entendre le directeur de l’Alliance dire que les Comoriens membres de son comité d’administration m’interdisent l’accès au plateau pour avoir dit que Mayotte est comorienne. Ceci revient à dire que Jérôme Gardon s’amuse à faire se dresser des Comoriens contre d’autres Comoriens. Il serait intéressant de savoir ce qu’en pense ledit comité. Ce que je sais, c’est que Jérôme Gardon donne une image indigne des institutions culturelles françaises. Il engage son lieu contre un artiste pour délit d’expression. Ma performance parlait de dignité, de respect et de liberté. Ce qui explique la manière dont la population a salué l’événement en lui-même. Et que doit-on en conclure après cette réaction du directeur de l’Alliance ? Que les chiens doivent se taire ? Peut-être qu’il faudrait lui expliquer à Jérôme Gardon que l’inimitié, on la fabrique dans une relation de tous les jours. Je ne voudrais pas tomber dans la parano de ceux qui disent que la France coupe les ailes à tous les Comoriens venant lui rappeler qu’une autre relation au quotidien est possible. Mais lorsqu’on vire le plasticien Seda de l’école française, et qu’on m’interdit de travailler sur le plateau de l’Alliance, il y a de quoi s’interroger. Qu’est-ce que j’ai fait de dérangeant ? Dire mon attachement à mon pays ? Inscrire mon travail artistique dans une réalité complexe ? M’interroger sur une relation tronquée entre un pays plus fort et une entité insulaire plus faible ? Mais à quoi servirait un artiste dans cet archipel s’il ne faisait que parler du sel de la mer ? »

             Suite à cette décision prise par la direction de l’Alliance française de Moroni, la compagnie O Mcezo* se retrouve sans lieu de répétitions pour sa troisième étape de travail. Washko Ink., qui produit le travail de la compagnie, regrette cette situation et s’apprête à en assumer les conséquences. Les deux structures renouvellent leur confiance à Soeuf Elbadawi, et l’encouragent à inscrire davantage son travail dans l’interrogation citoyenne. Washko ink. et la compagnie O Mcezo* sont pour l’implication des artistes, des auteurs et des intellectuels comoriens.

Soeuf Elbadawi.


             On espère aussi que ce sera l’occasion de lire l’œuvre de Soeuf Elbadawi.
             Outre la bio-bibliographie sur le site île en île, on peut lire plus de 130 articles, de sa plume, sur le site africultures : où l’on voit que c’est plus qu’un auteur qui est touché, c’est un porte-parole des expressions multiples de son peuple.


Image : La Porte de l’au-delà, sculpture sur bois de Seda, acquisition de la mairie de la ville Le Port à la Réunion, photo prise lors du Fifai 2005 par Soeuf Elbadawi ©

7 juin 2009
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