Que s’est-il passé réellement ?, par Lucile Rabearimanana

  La période de la décolonisation – du lendemain de la Seconde Guerre mondiale à l’obtention de l’indépendance en 1960 – présente une importance fondamentale pour le destin
de Madagascar. C’est là que se forgent les éléments d’une vie politique collective naissante,
que commence à se construire une identité nationale. Ces quelque quinze années sont tout aussi
cruciales pour les relations ultérieures entre citoyens malgaches, et entre les colonisateurs
d’avant l’indépendance et ceux-ci car elles sont traversées par une insurrection [1], qui dure
moins de deux ans et mais dont les conséquences, celles de sa répression par l’État colonial
surtout, sont incommensurables, pour les rapports entre Malgaches d’abord. Il se forme des
mémoires collectives familiales [2] différentes chez les insurgés des différentes ethnies, et chez
ceux qui, se plaçant aux côtés de l’occupant, ont dénoncé et combattu les premiers et qui
se sont prononcés pour le maintien du régime colonial. Ensuite, ces événements marquent
durablement les relations entre les colonisateurs et les colonisés, bien au-delà de
l’émancipation formelle de ces derniers. Mais les rapports s’avèrent complexes car façonnés à
la fois par les souvenirs et les représentations nés des drames vécus par les uns et par les
autres, et par le présent que vivent les Malgaches et par l’incertitude de l’avenir.

  Que s’est-il réellement passé lors de ce soulèvement et des réactions des représentants
du pouvoir colonial ? Quel rôle doit jouer l’historien face à une situation difficile à décrypter,
face aux réactions contrastées des uns et des autres, lorsque son souci de vérité se heurte à la
mémoire des différents groupes sociaux ? La « mémoire est une faculté dont le
fonctionnement opère spontanément une sélection dans ses souvenirs, exerçant normalement
un tri, retenant les uns et les autres… » [3]. L’historien est sollicité par ses contemporains pour
qu’il recherche la vérité, même si une vérité absolue n’existe pas, pour qu’il établisse des
faits, les comprenne, les explique, les interprète… Il devrait apporter ses connaissances pour
rectifier les erreurs de vision, compléter les lacunes et, par là même, il peut se trouver en
contradiction avec la mémoire. À propos du soulèvement de 1947, c’est une partie même de
la société malgache qui lui demande d’accomplir le devoir de vérité, mais d’autres, et jusqu’à
de hauts responsables de l’État, voudraient faire croire que c’est de l’histoire ancienne, que les
conflits passés sont déjà résolus et que seul l’avenir compte [4]. Mais cet avenir peut-il se
construire sans tenir compte de ces relations entre communautés marquées par la
décolonisation, un passé qui « ne passe pas », pour reprendre la formule de Henri Rousso à
propos de Vichy ? En tout cas, l’insurrection est à l’origine de la construction de mémoires
collectives et de représentations nourries, nuancées ou déformées par les bouleversements
politiques et les crises économiques et sociales que les populations traversent depuis
l’indépendance. Cela n’empêche pas l’historien d’écrire l’histoire de 1947, il entend contribuer ainsi à éclairer ses contemporains sur ce dont il faut préserver la mémoire et ce
qu’il faut laisser de côté comme imaginaire.

Extrait de Mémoires de l’insurrection de 1947 à Madagascar
Rapports entre Malgaches et relations entre Malgaches et Français
.

Lucile Rabearimanana, Université d’Antananarivo.


Sur les questions des « Mémoires de l’insurrection de 1947 à Madagascar » et des « Rapports entre Malgaches et relations entre Malgaches et Français », lire aussi une étude importante de Lucile Rabearimanana.

11 novembre 2008
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[1Cette dénomination du soulèvement est utilisée unanimement par les chercheurs actuels, et celle de « rébellion », adoptée par le colonisateur en son temps, n’est plus employée que par certains contemporains des événements.

[2M. Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, 2e édition, Albin Michel, 1994.

[3R. Rémond, « L’exigence de mémoire et ses limites », Devoir de mémoire, droit à l’oubli, Th. Ferenczi (dir), Paris, Éditions Complexe, 2002, pp. 41-44.

[4L. Rabearimanana, « Les événements de 1947 à Madagascar : problématique de la recherche et état d’avancement », Bulletin de l’Académie malgache, tome 84/1, 2005, pp. 109-117.