Rencontre avec Gunilla Palmstierna-Weiss
L’entretien qu’on va lire m’a été chaleureusement accordé le 7 novembre 2004 à Stockholm au domicile de Gunilla Palmstierna-Weiss. Léonie de Rudder.
Histoire de Gunilla Palmstierna, sa rencontre avec Peter Weiss
C’était...c’est comme ça, j’ai plus ou moins travaillé sur chacun des films de Peter, mais à cette époque, ils ne le mentionnaient jamais. Les copines ou les épouses, vous savez, nous vivions dans une société patriarcale. Mais peu importe, je ne m’en soucie pas car j’ai eu ma propre carrière, ça ne fait rien... Quelle est votre première question ?
Je n’ai pas vraiment de questions, mais expliquez-moi comment vous travailliez ensemble...
Je peux vous dire que ça a commencé, bien sûr, pour plusieurs raisons. C’est assez difficile à expliquer. Peter était un émigré ici, mais il était citoyen suédois. Il avait reçu une sorte d’éducation assez ancienne. Quand Peter est arrivé ici, c’était une société très fermée, et pas seulement à cause de la guerre, parce qu’il est arrivé entre les deux, c’était aussi une société très fermée à cause de... Oui, tout le monde se connaissait, cette société a énormément changé maintenant avec toutes les influences étrangères, des réfugiés, etc, oui à tout point de vue c’est un pays plus européen maintenant. À cette époque ça ne l’était pas.
Et je peux le dire parce que je ne suis pas... Je suis suédoise mais je ne suis pas née ici et je n’ai pas été élevée ici, j’étais donc plus ou moins dans la même situation que Peter concernant la nationalité suédoise... Mais c’est une autre histoire !
D’où venez-vous ?
Oh... mon père était suédois, il venait d’une famille politiquement très radicale, de la haute société, de la noblesse... et ma mère venait d’une famille juive-allemande-russe qui avait monté ce que l’on appelle une maison d’édition... Bon mais rapidement, car nous devons parler de Peter !
Mon père et ma mère ont vécu d’une étrange manière, c’était les années vingt, et il y avait cette manière très libre de vivre et tout ça, vous savez... Ils ont quitté la Suède, et je suis donc née à Lausanne. Après cela ils ont divorcé, et ma mère est allée en Autriche et a été suivie par Freud et là-bas elle a rencontré son deuxième et son troisième mari et je pense qu’ils se sont plus ou moins connus sur le divan de Freud ! Non je veux dire, pas sur le divan mais...
C’est donc la raison pour laquelle je suis née en Suisse, j’ai vécu très peu de temps en Suède puis en Autriche, puis en Hollande. Et pendant toute la guerre j’étais en Hollande, et avec une mère juive, ce n’était pas si facile... Donc à la fin de la guerre, nous avons quitté la Hollande en tant que réfugiées parce que mon beau-père était dans une sorte de camp de concentration et nous l’avons fait libérer. À la fin de la guerre, j’étais à Berlin, un endroit très agréable à ce moment-là ! Et quand nous sommes rentrés en Suède je me sentais complètement étrangère à ce pays. J’en suis donc partie, j’ai étudié en Hollande, en France et en Italie puis je suis à nouveau rentrée en Suède.
Et dans ces conditions j’ai rencontré Peter, et nous étions tous les deux intéressés par la psychologie, par le surréalisme et par toutes ces choses qui n’étaient pas connues ici. J’ai rencontré Peter pour la première fois à la fin des années quarante, en 1949, mais il était marié avec quelqu’un d’autre et moi aussi. Puis je l’ai revu en 1952 et depuis 1952 jusqu’à sa mort en 1982, nous avons plus ou moins vécu ensemble. Parfois ce n’était pas facile, je partais un an en Amérique puis on se retrouvait... mais en quelque sorte, c’est la raison pour laquelle nous avons travaillé ensemble. J’étais assez jeune, et il avait douze ans de plus que moi mais c’est pour cette raison... l’intérêt pour les mêmes choses, pour nous et pour un très petit groupe ici en Suède.
La vie d’artiste à Stockholm
En fait, vous ne pouviez pas vivre sans l’aide d’amis. On écrit toujours à propos de Peter qu’il était absolument seul, ce n’est pas vrai, je dirais qu’il y avait un petit groupe de gens radicaux. Et je peux vous citer l’un d’entre eux, qui appartenait à ce petit groupe et qui est revenu plus tard directeur du Centre Pompidou, Pontus Hultén [1]. Mais vous savez, à cette époque, tout le monde était pauvre, peu connu et on travaillait très dur. Et on vivait dans les mêmes conditions, et s’il y en avait un qui n’avait rien à manger, vous disiez « viens manger chez moi » etc. On vivait dans la vieille ville, avant que ça ne devienne très branché. Je pense que ce groupe de personnes qui croyait, moi incluse, réellement en ce que faisait Peter, a été la raison pour laquelle Peter a survécu, intellectuellement et je dirai même physiquement. Dans les conférences allemandes, ils font comme si la Suède n’existait pas, comme si la France n’existait pas, ce n’est pas vrai ! Il y avait un groupe ici, et Peter ne pouvait pas quitter la Suède parce qu’il n’avait pas le bon type de passeport. S’il avait quitté la Suède il n’aurait pas pu avoir, vous savez, le statut de réfugié.
Et quand il est arrivé ici, il a commence comme peintre, il écrivait aussi. Mais il faisait des sortes de tableaux que les gens n’aimaient pas du tout. Alors il a plus ou moins abandonné, il a tout mis au placard, disant qu’il ne peindrait plus jamais. Il était très fort en langue alors il a commencé à écrire en suédois, il a publié trois livres en suédois, et le quatrième a été refusé. C’était un livre qui ressemblait beaucoup au « Nouveau Roman » français et ici personne n’avait jamais lu ça. Ils ont pensé que c’était pornographique parce que c’était très ouvert. On rirait bien maintenant de ces choses « pornographiques », ce n’est rien du tout ! Mais peu importe, les temps ont changé. Il a été stoppé dans son élan de peintre, personne n’acceptait ce qu’il faisait et je m’en souviens très bien, quand je l’ai rencontré, j’ai pris toutes ses peintures et j’ai parcouru le pays pour les vendre, parce que nous avions besoin d’argent. Et tout le monde disait : « Qu’est-ce que c’est que cette merde que vous nous amenez ? » Et maintenant ils partent en salle des ventes pour de fantastiques sommes d’argent ! Mais c’est ce qui l’a arrêté.
Il a alors fait de l’illustration et au bout d’un moment ça n’a plus marché non plus. Il a fait de merveilleuses illustrations très colorées pour Les Mille et Une Nuits, je peux vous montrer, j’ai un exemplaire ici. Et cette activité a été stoppée elle aussi. Alors il a essayé l’écriture en suédois, et ça n’a pas marché, aucune possibilité.
J’ai une sorte de théorie : quand vous avez une créativité en vous, vous la mettez dans un sac, puis vous faites un petit trou, et la peinture en sort, mais ils la stoppent. Alors vous faites un autre trou, l’écriture en suédois en sort, mais ils le bouchent, etc.
C’est à ce moment-là, et pas seulement parce qu’il suivait une psychanalyse depuis quatre ans, qu’il s’est tourné vers le cinéma.
Peter Weiss et le cinéma
Il est allé au Danemark, il passait des journées assis à la Cinémathèque pour voir tout ce qu’ils avaient et il a écrit un bon nombre d’articles à propos de films, qui ont été publiés, il a également fait des émissions de radio à propos des films d’avant-garde. Je pense que tout ceci a été publié il y a quelques années chez L’Arche.
Oui, c’est un de ses livres qu’on trouve le plus facilement...
J’étais contre L’Arche parce que, dans le livre de Peter, il y a à la fin un index avec tous les noms cités et une explication pour chacun d’entre eux et L’Arche ne l’a pas publié, je ne sais pas pourquoi. Mais peu importe, il a bien sûr pensé au bout d’un moment « je vais réaliser des films moi-même ». Peter et moi, nous nous sommes rencontrés en 1952, il était marié, moi aussi, mais nous avons fui à Paris et nous nous sommes assis à la Cinémathèque de dix heures du matin à minuit et nous allions fréquemment à des projections étudiantes. Vous savez, l’Université projetait des films d’étudiants entre minuit et trois heures du matin. Et nous avons tenu ce rythme pendant deux mois ! Donc nous avons vu la plupart des films qui... et il s’est arrangé aussi pour rencontrer des gens... l’un des maîtres... et c’était Abel Gance. Nous l’avons rencontré mais Abel Gance avait une belle jeune femme et il a pensé que Peter était trop dangereux pour lui ! Il n’y a donc plus eu de contacts. Je vais écrire à propos de toute cette époque. Il admirait aussi beaucoup Jean Vigo. Il était mort mais il avait une fille. Peter est devenu un bon ami de sa fille.
Les groupes de cinéma expérimental
Nous sommes revenus à Stockholm et un petit groupe s’est formé « Films étudiants », « Le studio des étudiants » [2]. À cette époque il y avait des projections étudiantes au théâtre et la critique les prenait au sérieux. Ce fut le départ pour tout ce qui concerne le cinéma expérimental ici. Par exemple, Ingmar Bergman a aussi commencé par ce studio étudiants [inaudible]. Ce fut le point de départ, je dirais, pour ma génération, et cela a changé plus tard, bien sûr. Ici, Peter avait ce petit groupe et pour lui c’était important de trouver quelqu’un avec une caméra, parce que nous n’avions pas assez d’argent pour l’acheter et qu’il ne voulait pas filmer lui-même. Il voulait s’occuper de tout... exactement de la même manière qu’Ingmar ! Je le connais assez bien parce que j’ai travaillé avec lui pendant vingt-cinq ans, au théâtre, pas pour les films. Et il faisait de magnifiques dessins pour montrer ce qu’il voulait exactement.
Donc ses premiers films expérimentaux furent réalisés, le tout premier dans son appartement, vous savez, celui avec la femme nue qui traverse... il était très aimé des femmes, il pouvait leur faire faire n’importe quoi ! Enfin, celui-ci n’a pas pu être projeté parce qu’il a été jugé pornographique, il ne l’était pas ! Puis il a réalisé les suivants, qui sont à moitié surréalistes, oh d’ailleurs on peut les appeler surréalistes, et tous ceux qui étaient dedans sont des amis, dont plusieurs sont devenus célèbres. L’un d’eux est maintenant dans la comédie, un très bon écrivain, un autre est notre poète le plus doué. Mais nous étions jeunes, vous savez, c’était un point de départ. Vous avez Étude 3, Étude 4, puis un film en couleurs. Et ce qui est drôle c’est que de nombreux dentistes aimaient faire des films, et ils avaient de l’argent, ils avaient une caméra et Peter les a utilisés. Trois d’entre eux étaient dentistes, intéressés par l’art et ils faisaient des films affreusement mauvais.
Donc après qu’il a réalisé ces différents, je dirais, films de montage (shortcut), il y a Vaxespiel. La femme, qui était une très très bonne amie à nous, venait de Suisse et était l’épouse d’un acteur suédois assez célèbre. Et à cette époque, il n’y avait personne qui était noir ici en Suède. Vous pouvez imaginer, pour quelqu’un qui vient de Paris où vous avez toujours eu une mixité. Je pense qu’elle était la seule, ou presque à Stockholm. Donc Peter bien sûr lui a demandé de jouer ainsi qu’un ami à moi qui était bookmaker, Celo Pertot, un Italien. Et le film a été tourné dans notre appartement. Dans des conditions... personne ne fait ça de cette façon. Enfin, il est devenu, non pas célèbre, mais dans toutes les petites cinémathèques, il a eu des prix, etc., c’est stimulant mais Peter n’a jamais gagné un centime en Suède pour ces films.
Hägringen (1959) - Documentaires - Fin de l’aventure cinématographique
Puis il a voulu faire un long-métrage. C’est une adaptation d’un livre qu’il a écrit, Der fremde. Plusieurs années après, alors qu’il était devenu assez célèbre en Allemagne, il a voulu le faire éditer en allemand. Mais il voulait le publier sous mon nom, comme si c’était un jeune auteur qui l’avait écrit car d’une certaine manière, c’est un de ses premiers écrits. Donc il a été publié sous le nom de Sinclair, c’était un hommage à Hesse. Parce qu’il voulait que ce livre soit perçu comme celui d’un auteur absolument nouveau. Et un pauvre homme a fait une conférence à propos de ce livre, il avait fait une recherche de trois ans pour prouver que c’était Peter qui l’avait écrit. Il aurait pu prendre son téléphone et m’appeler, j’aurais pu le lui dire en un quart d’heure : « Oui, c’est Peter. » Mais non, il y mettait un point d’honneur...
Mais ceci est le point de départ pour Le Mirage... Ici il s’appelle Hägringen. Tous nos amis étaient dedans. Je suis en train, doucement, d’écrire pour dire ce que chacun est devenu. Parce que la plupart, je dirais deux tiers de ces gens sont devenus plutôt célèbres. Par exemple vous avez le groupe de Paris, du boulevard Raspail, il y avait Tinguely et Niki de Saint-Phalle. Je dirais qu’ils ne sont pas vraiment restés des inconnus, non...
Mais ils n’ont pas aimé le film. Un seul critique, qui est l’un de nos meilleurs écrivains ici, a dit que c’était un film merveilleux et que si nous avions eu la possibilité d’avoir un peu plus d’argent, bien sûr, le film aurait été meilleur. Vous savez, nous avons eu les deux tiers du matériel, de la pellicule grâce à un homme qui venait de Cinema Sixteen à New York et il avait volé ce matériel. Et il est venu avec un camion, c’était seulement des courts morceaux... Et nous avions un photographe, Mondo, il a eu un mal de chien pour recoller tout ça. Si vous faites un film maintenant, on recommence à peu près quarante fois, cinquante fois la même scène. Nous ne pouvions faire qu’une seule prise, il fallait que ce soit exact, à chaque fois. Il a eu un peu d’argent, pas beaucoup, de la part de producteurs, mais ce n’était pas assez. Bien sûr il avait espéré qu’après ça, on lui donnerait plus de possibilités mais les critiques ont été terribles. Et j’étais jeune, alors j’ai écrit à chaque critique pour leur dire : « Pourquoi faites-vous cela ? » etc., c’était très enfantin. Maintenant, c’est un classique - le jeu d’acteurs est mauvais, il n’y a rien à en dire - mais c’est un rêve fantastique, à moitié surréaliste à propos de Stockholm, un Stockholm qui n’existe plus. Peter était furieux à propos de la destruction de la vieille ville et il a tourné une grande partie du film aux endroits où ils détruisaient, détruisaient, détruisaient...
Et je ne sais pas si vous avez pu bien écouter le son du film, c’est Peter lui-même qui chante. Il était un très bon batteur et un très bon chanteur, il n’avait jamais appris mais... Et dans toutes ses pièces, la plupart, il faut qu’il y ait de la musique. Parfois il faisait la musique lui-même, les théâtres ne s’en servaient jamais mais... pour Marat il avait composé une musique mais il n’était pas connu en tant que musicien, alors ils ont demandé à Maïevski, le compositeur allemand. Mais on peut voir dans ses films qu’il était une personne qui avait le rythme et qui connaissait la musique, et aussi la musique moderne. Il adorait aussi le negro spiritual, ces genres de musique.
Après cela il a eu la possibilité de faire quelques documentaires au Danemark. Je crois que c’est la première fois qu’il était payé pour faire un film, et il en était très heureux. Je n’ai rien à voir avec cela parce qu’à cette époque j’étais dans le sud de la France pour préparer une exposition. Et ce documentaire à propos des HLM où des gens très différents vivent [3], je le trouve très intéressant.
Et à ce moment-là, ils lui ont aussi demandé de faire des films à propos des fermiers danois et de leurs vaches, mais ça ne disait rien à Peter. C’était impossible, il a commencé mais ça n’a pas marché, ce n’était pas sa musique ! Nous avions une amie très très proche qui vivait au Danemark, Barbra Boman, et elle était assez connue ici en Suède comme scénariste et actrice. Elle avait écrit un scénario appelé Svenska flickor in Paris [4] et il y a une longue et stupide histoire avec beaucoup de mensonges dans cette affaire. Elle a demandé à Peter de faire les visuels pour tout le film. Et c’est peut-être la première fois qu’il faisait quelque chose un peu contre ses propres sentiments. Et ils sont allés à Paris et on peut voir dans ce film que c’est un véritable artiste qui a fait... Je ne sais pas comment dire en anglais, celui qui décide où la caméra doit être et tout cela... C’est dans le même esprit que Peter l’a fait dans son seul long-métrage. Puis il s’est fâché avec Barbra Boman et lui a dit : « Ton scénario c’est de la merde. » Bien sûr, elle n’a pas été très contente. Il voulait changer tout le scénario et c’était impossible parce qu’ils avaient un contrat. Il y a quelques passages dans ce film qui sont vraiment beaux. Il y a cette maison d’artistes, La Ruche, à Paris, je ne pense pas qu’elle existe encore, c’était dans le quartier des Halles. Il y a des images, on peut voir que c’est un artiste qui les a tournées. Bien plus tard, le film est arrivé ici et, bien sûr, ils l’ont jugé pornographique. Ils avaient un producteur très mauvais : il a donné le film à des studios en Amérique du Sud qui ont fait des coupures vraiment pornographiques !
Et quand on l’a vu ici, pour Peter, ça été la fin de la réalisation cinématographique. Et c’était très triste parce que ce n’était pas sa faute si le film était comme ça... mauvais scénario, rendu vraiment pornographique. Et maintenant, les gens qui le regardent peuvent voir quelles parties sont de Peter. C’est très intéressant. Il joue lui-même dans le films, il fait des apparitions. Comme dans Le Mirage, il joue un petit peu.
Je ne l’ai pas vu dans Le Mirage !
Il y a un vieil homme allongé dans la rue et un éboueur vient le balayer. Il avait demandé à un acteur de le faire, mais celui-ci a dit : « Merde, tu n’as qu’à le faire toi-même ! » Il a donc dû le faire lui-même.
Oooh... mais c’est une scène très impressionnante !
Oui parce qu’il savait exactement comment la faire. C’est très symbolique et fantastique en un sens... enfin, voilà la triste histoire de son cinéma.
Écriture et succès
Donc il avait dû arrêter la peinture, il avait dû arrêter l’écriture en suédois ainsi que le cinéma, et il a décidé de retourner à sa langue natale. Et cet écrit a voyagé de maison d’édition en maison d’édition pendant à peu près sept ans jusqu’à Surhkamp et à ce jeune homme qui est très célèbre maintenant, Enzensberger, un poète. Et il a dit : « Ça c’est quelque chose » et il y avait aussi un professeur à Berlin qui a dit également que c’était quelque chose. C’était L’Ombre du corps du cocher. Peter l’avait illustré lui-même. Et c’est devenu un classique, il n’a pas gagné beaucoup d’argent mais c’est devenu un classique pour deux raisons différentes. Premièrement c’était une langue qui n’avait pas été influencée par l’Allemagne nazie, parce que, durant trente ans, les nazis ont énormément changé la langue allemande. Donc les jeunes gens qui avaient grandi pendant cette période ne connaissaient pas l’allemand classique, alors que Peter, ayant quitté l’Allemagne, le connaissait. Deuxièmement, après guerre, la RDA était influencée par la Russie et l’Allemagne de l’Ouest était sous influence anglaise. Peter est arrivé avec un langage absolument neuf, qui ressemblait au « Nouveau Roman » français. C’était quelque chose d’absolument neuf pour les Allemands à cette époque. Donc, il est soudain devenu célèbre avec ce livre. Et je pense que c’était plus ou moins la meilleure période de sa vie. Il a eu une sorte de bourse à Lausanne. Nous sommes allés à Lausanne, nous avons pris l’argent, et nous sommes retournés à Paris. En rentrant en Suède, nous n’avions plus un centime ! C’était une époque merveilleuse qui commençait.
Et puis Marat est arrivé. D’abord, deux autres pièces : La Nuit des visiteurs et Mockinpott, deux courtes pièces. Il avait déjà écrit des pièces avant cela, qui furent jouées ici en Suède mais la critique avait été terrible. Par exemple La Tour, qui a été par la suite montée par Peter Brook, très très longtemps après. Puis il a fait quelque chose qui s’appelait L’Assurance, qui n’avait jamais été jouée, mais il en avait fait un opéra fantastique. Et je pense que c’était une très bonne idée, parce que ça devait commenceer avec cinq cents machines. Comment faire ça sur scène ? Mais dans un opéra vous pouvez montrer plusieurs actions avec des musiques différentes. La Nuit des visiteurs a été jouée à Berlin avec ce chorégraphe français, Mandel. Oui c’est devenu un petit succès, mais rien de spécial.
Marat/Sade (1964)
Et puis Marat est arrivé, et ce fut un véritable tournant, et à propos de films, après Marat - il y a une longue histoire à propos de Marat - une nouvelle Académie de cinéma a été créée à Berlin et ils ont demandé à Peter d’en être le directeur. Et il était bien sûr très content mais après quelques semaines il a dit non non non ! Je devrais être un bureaucrate et ce n’est pas ma musique... Et il avait déjà commencé à écrire L’Instruction, donc il a dit non. Et c’était bien sûr très étrange, un homme qui avait voulu faire des films, qui refusait ainsi. Et puis le maire de Berlin m’a prise à part pour me dire : « Ça fait trois fois qu’il dit non, c’est un homme très très intelligent qui sait comment obtenir plus d’argent de nous ! » Ce n’était pas ça du tout ! Il ne voulait pas le faire ! (Interruption. Le téléphone sonne.)
Je ne sais pas si vous connaissez l’histoire de Marat, je vais faire court. Après plusieurs choses, on a demandé à Peter de faire une pièce radiophonique à propos de Marat. Il s’est dit : « OK, Marat, Marat, j’ai besoin d’un contrepoint à Marat... » Marat est bien sûr une figure fantastique pour le théâtre mais il ne voulait pas que ce soit l’unique sujet. Et donc lui et Mika qui était là tout à l’heure, il avait à peu près dix-douze ans à l’époque... Peter et lui sont allés voir un très mauvais mauvais film appelé Madame sans-gêne, c’était sur la Révolution française, fantastique... et il faut dire aussi que j’avais un grand-père, je ne l’ai jamais connu mais enfin j’ai hérité d’un grand nombre de livres à propos de la Révolution française, de Napoléon car il était éditeur... Ces deux-là ont passé des nuits allongés par terre à lire les livres sur la Révolution française et soudainement, dans un des livres, ils ont lu que le Marquis de Sade avait fait le discours des funérailles de Marat. Et Peter a crié : « J’ai trouvé, j’ai trouvé. »
Il était très très intéressé par Sade et quand nous étions venus à Paris dans les années cinquante vous ne pouviez acheter aucun livre de lui, il était interdit ! Mais vous pouviez les acheter dans une maison d’édition, Olympic Press, c’était un Français qui la dirigeait mais les publications étaient en anglais, alors nous les avons achetés en anglais ! Les œuvres complètes de Sade éditées par Olympic Press, on ne pouvait pas les exporter en Angleterre mais c’était autorisé pour n’importe quel autre pays ! Alors nous les avons achetés et lus du début à la fin. Et Peter a dit : « Maintenant, je le tiens. » Il a alors commencé avec ce schéma : Sade l’individualisme/Marat la Révolution pour le peuple, etc.
Et pendant qu’il écrivait, j’allais à la Bibliothèque nationale à Paris - à cette époque je parlais assez bien le français - pour faire des recherches sur les vêtements, les accessoires etc. J’ai demandé Sade, c’était interdit, empoisonné ! J’ai demandé des choses à propos de la torture, c’était interdit, à propos des malades mentaux, c’était interdit et tout ce que je demandais était interdit, je ne pouvais l’obtenir.
J’avais une très très bonne amie [5] qui était l’épouse du peintre Jean Bazaine, il était assez connu, il est mort maintenant. Il est allé à la Bibliothèque nationale et il a dit : « Vous êtes complètement fous de ne pas l’autoriser à consulter ces livres. » J’ai pu passer des mois, assise dans cette bibliothèque, à prendre des photos, des photos, des photos, envoyant les notes de frais à la maison d’édition de Peter (je ne savais pas à quel point c’était cher). Je suis revenue avec quatre cents photos, et des idées sur comment nous pouvions faire les costumes et tout cela et quand plus tard je suis revenue à la Bibliothèque nationale la concierge a dit : « Ah ! c’est vous Madame de Sade ! » (Rires.) C’est très amusant !
Pendant ce temps Peter écrivait, j’ai construit toute la maquette et les costumes puis nous sommes allés à Berlin. Dans le premier programme ils n’ont même pas mentionné mon nom. Je leur ai dit : « Vous êtes malades ? C’est mon travail ! Vous me volez un an de ma vie » et ils ont répondu - c’est très allemand ça - « Oh... c’est tellement attendrissant quand une épouse aide son mari »... Non ce n’est pas du tout attendrissant mais peu importe ! J’ai fait toute la maquette et tant d’autres choses... et c’est là que tout a commencé.
Je dirais que Peter était plutôt intéressé par le côté social et psychologique des choses et pas encore par la politique. Et tout le monde dans ce groupe, ici, à Stockholm, nous étions tous très politisés, et on se moquait toujours de lui parce qu’il n’était pas assez politique ! C’est assez amusant parce qu’il est devenu très politisé très rapidement ! Et pour Marat, des étudiants après la première lui ont demandé : « Monsieur Weiss, que voulez-vous dire par ci et ça ? » et il a dû se défendre. Et c’était très bien pour sa propre conscience. Et l’un d’entre eux a dit que Marat avait déclenché le soulèvement étudiant à Berlin. Bien sûr ce n’était pas vrai mais ça a permis de mettre des mots sur ce qui était en train de se passer à ce moment-là. C’est comme, vous savez, on entend dire que Le Mariage de Figaro a déclenché la Révolution française, c’est faux bien sûr mais ça a donné des mots à quelque chose qui était en cours.
Et puis il a commence à voyager partout dans le monde avec Marat et même les Beatles lui ont fait une offre pour travailler avec eux. Et Peter a refusé parce qu’il était en train d’écrire L’Instruction. Nos enfant lui disaient : « Tu es fou de ne pas le faire » mais c’est ce qu’il a fait !
Ce n’est pas le même... monde ! Que voulaient-ils faire avec lui ?
Ils commençaient leurs explorations avec Maharishi Mahesh Yogi, leurs choses indiennes... Je pense qu’il aurait dû faire quelque chose avec eux, c’est vrai, ils étaient gentils et très intelligents. Je pense qu’ils étaient vraiment les meilleurs si on regarde en arrière. Mais il ne l’a pas fait !
C’était le début de sa notoriété. Nous sommes allés, tous les deux, à Auschwitz. Et il était... lui... en Allemagne... c’est pour ça qu’il a fait L’Instruction plutôt que travailler avec les Beatles... et je pense que c’est bien ce qu’il a fait...
Mais une dernière chose à propos des films... Peter écrivait et à ce moment-là je travaillais avec Peter Brook à Londres et puis à New York pour la pièce et le film tiré de Marat. Puis je suis revenue à Stockholm et Peter et moi l’avons plus ou moins réalisé ensemble. Peter Brook était le réalisateur, mais il nous a donné la chance de diriger plus ou moins... C’est fantastique qu’il nous ait permis de faire ça. Je me suis occupée du décor...
Donc Peter Brook a fait le film dans des studios à Londres et, deux semaines après, une offre est arrivée de la part de Buñuel pour réaliser ce film. Peter était un grand admirateur de Buñuel, il avait écrit des articles sur lui et l’avait rencontré une fois à Paris. Moi, j’ai rencontré Buñuel à Mexico parce que j’y suis restée une longue période... mais c’était trop tard, Peter Brook avait les droits du film pour dix-huit ans et Buñuel avait déjà quatre-vingts ans ! Nous avons fini par en rire... Évidemment, pour Peter ça aurait été fantastique si... dans un sens c’est la dernière rencontre entre Peter et les films. Après sa mort, j’ai été en contact avec des Espagnols qui voulaient faire un film à partir de l’épisode de la guerre d’Espagne dans L’Esthétique de la résistance. Mais je ne sais pas si ça a été fait... La seule chose que je peux dire, si on regarde la manière dont Peter peignait, réalisait, illustrait et écrivait, il y a un long fil directeur qui est l’engagement social.
Gunilla Palmstierna-Weiss et Léonie De Rudder.
[1] Pontus Hultén qui a réalisé l’hilarant En Dag i staden en 1955 en collaboration avec Hans Nordenström.
[2] Parmi les différents groupes auxquels Peter Weiss a participé, nous pouvons citer : University Film Society, Stockholmfilmstudio, Svenska Film Studio et Arbetsgrupper för film.
[3] Bag de ens facader (Derrière la façade), 27 mn, 1961.
[4] Svenska flickor in Paris (Des nanas suédoises à Paris), 1962, exploité aux États-Unis sous le titre Flamboyant Sex (source Imdb)
[5] Catherine de Seynes, cousine de Gunilla Palmstierna, épouse du peintre Jean Bazaine, qui a réalisé la traduction de l’essai de Peter Weiss Cinéma d’avant-garde, écrit en 1956, publié chez L’Arche en 1989.