Shu Qi (une pornographie délicate)
La profondeur exposée de l’actrice de Three times et de Millenium mambo.
Shu Qi est debout, avec dans l’une de ses mains une fine et longue canne de billard sur laquelle elle s’appuie avec une indolence un peu lasse ; et tout son corps - pourtant si habile à la pose (Shu Qi est aussi mannequin) - son corps ne semble pas tout à fait en état de réguler les effets de son charme : le haut de son dos est à peine trop voûté, ses paupières sont un petit peu trop lourdes, trop tombantes (comme ses joues qui, à son insu, confient l’ennui d’être là, sur le plateau [1]). Enfin, il y a comme un je-ne-sais-quoi d’une lascivité impromptue, accidentelle qui, empesant soudain l’élégance de sa tenue, la détache, du même coup, et tout en douceur, moins de son personnage peut-être, que de son être d’actrice. En fait, tout se passe comme si Hou Hsiao Hsien, avec une pudique patience de libertin, avait filmé longtemps Shu Qi, juste pour dérober ce morceau d’elle, ce moment-là où Shu Qi s’oublie et laisse la paresse de son corps la devancer.
Mais la paresse de Shu Qi n’est pas un laisser-être simple, massif : elle relève plutôt d’une humeur, d’une tiédeur consentie à Hou et qui fait que « sa tête d’enfant/ se balance avec la mollesse / d’un jeune éléphant » [2] ; c’est un mambo, une lenteur ennuagée de vapeur sexuelle que Shu Qi souffle, malgré elle, entre la fraîcheur folle de sa bouche et ses paupières fatiguées ; cette paresse, par moments, a même pour effet de gondoler à peine le relief, si lisse ailleurs, de son visage : front, joues, petit nez et doux menton se courbent et ondulent de façon bizarre, finement excessive. Et cela, alors, rapproche Hou de ces amateurs de geishas qui, selon Kafû [3], préfèrent toujours celles dont un quelque chose dans l’apparence transgresse l’élégance surfacée de la Geisha par un surplus de corps, une grossiéreté discrète (un cou trop épais sous la soie, des joues trop grosses [4], etc.)
Shu Qi a de ces fines grossiéretés : entre mille petits détails, ses lèvres ; elles sont si rosement pulpées, si délicatement volumineuses qu’elles débordent vers le petit cœur au-dessus, celui qui touche au bout de son nez, de sa truffe [5] ; elles débordent même, croirait-on, sur la naissance de ses joues (cela était fascinant dans Millenium Mambo où les deux heures du film s’écoulaient tout contre la bouche de Shu Qi). En un sens, son visage entier est lèvres, petites lèvres et grandes lèvres, et sa bouche appelle irrésistiblement un désir de fellation (ou beaucoup plus) ; l’obscénité de Shu Qi, si palpable, est en fait toute en obliques, en suavités indirectes. D’où ce constat, si essentiel : son extrême beauté tient tout autant de la « part putain » [6] de Prigent que de « l’idole immortelle » de Baudelaire.
« La belle d’abandon » [7] (filmée par Hou) a la grâce de fondre en une même bouffée charnelle ce que la modernité a pour culture d’opposer : l’obscénité et la délicatesse. Pourquoi cela ? ce doit sans doute remonter à très loin (la chair chrétienne) et s’être comme solidifié à l’époque de la littérature courtoise. Mais il est pourtant beaucoup de textes qui ont ourlé l’inverse : Proust naturellement, savant en voluptés de toute sorte (en particulier, l’onanisme) et dont le faire catleya a si coquinement silhouetté les possibilités délicates de l’obscène ; et il y a Barthes aussi, et Bataille ; Bataille dont on on situe toujours mal, d’ailleurs, la violence : il est certain que les « divines guenilles » font suffoquer son corps, mais sa suffocation, elle, s’échappe d’une langue continuellement douce, implacable certes, mais toujours caressante (la violence n’est jamais dans le texte de Bataille, mais liserée sur sa membrane externe, sur sa petite peau).
Enfin, tous ceux-ci sont de doux jouisseurs - comme Hou : outre qu’il n’est pas un seul de ses mouvements de caméra [8] qui ne soient pelliculés de langueur, de délices calmes, Hou les rejoint encore par son goût pour la langue douce : dans Three times, ne surimprime-t-il à l’image de la bouche de Shu Qi, parlant, le son de touches de piano ? les lèvres de Shu Qi s’érotisent ainsi sans délai, comme bien avant elle, son nom, si charmeur. Dire Shu Qi : sentir la petite grâce truffée de ce « shu », si mignon à prononcer parce qu’il s’articule tout doucement et très vite, « au bord des dents » [9], avec une sorte de minutie souffleuse. Cela cerne encore une autre pornographie de Shu Qi, celle qui s’écoule, avant même qu’on la regarde, du chuintement liquide de son nom.
[1] Ce n’est pas un secret, Shu Qi l’a discrètement formulé à bien des journalistes, lors de son passage au dernier festival de Cannes (où elle était, avec Hou Hsiao Hsien pour présenter le Three times, dont la scène de billard, effleurée dans ce texte, est issue), Shu Qi n’aime pas beaucoup tourner avec Hou qui, dit-elle, la « tourmente » trop en exigeant d’elle qu’elle expose, à l’écran, sa profondeur.
[2] Charles Baudelaire, « un serpent qui danse », in Les Fleurs du mal. Mais l’on peut aussi chalouper ces vers en songeant à la si belle interpétation de Gainsbourg, dans ce titre appelé lumineusement : Baudelaire.
[3] Kafû, Du Côté des saules et des fleurs, Picquier, Poche, 1994.
[4] Peut-être, en France, mais avec une beauté moins, comment dire, moins « éclatante » que celle de Shu Qi, peut-être est-ce Emmanuelle Devos qui dégage le plus cet affleurement d’obscénité à la surface d’elle-même : je pense à la fascination que me donne toujours sa bouche et surtout, le fait que celle-ci soit portée par une mâchoire à peine trop proéminente et dont l’effet est de sexualiser l’entièreté de sa diction.
[5] Ecrivant ce mot doux, « truffe », je ne résiste pas à faire affluer, ici, ce passage de La Physiologie du goût de Brillat-Savarin : « Qui dit truffe prononce un grand mot qui réveille des souvenirs érotiques et gourmands chez le sexe portant jupe, et des souvenirs gourmands et érotiques chez le sexe portant barbe » (Champs Flammarion, p.100).
[6] Christian Prigent, Le Professeur, Al Dante, 1999.
[7] Charles Baudelaire, « un serpent qui danse », ibidem
[8] Spécialement dans ses films « féminins » si j’ose dire : Les Fleurs de Shangaï, Millenium mambo et Three times.
[9] Charles Baudelaire, « un serpent qui danse », ibidem.