Sky Link II
Rappel : un ingénieur français a l’habitude pour sa profession de participer avec d’autres personnes de différents nationalités à des lancements de satellites de télécommunication dans le Pacifique. Mais cette année tout ne va pas se dérouler comme prévu.
Il est le seul Français dans l’aventure, missionné par A* et à qui reviendra l’honneur d’appuyer sur le bouton à la fin du compte à rebours. Les autres sont là au nom de la société qui fabrique le satellite, ou du consortium fournissant le lanceur et la logistique. Ces consortiums recouvrent des nationalités diverses, un Belge, un Ukrainien, un Italien. Il les connaît. Il les a déjà croisés dans des séminaires et, comme pour lui, ce n’est pas leur premier lancement. Ils communiquent dans cet Anglais abâtardi qu’on entend partout sur la planète. Le Belge étant flamand, il ne peut même pas avoir avec lui quelques apartés en français. Il ne sait pas grand-chose d’eux. Leur relation reste de pure convenance, vaguement méfiante : ils restent tous sur l’échec du dernier lancement. Cette mission-ci étant offerte en guise de rattrapage. Des millions de dollars sont en jeu.
Il partage donc son quotidien avec ces hommes. Il ne connaît quasiment rien de leur vie. Et encore moins eux de la sienne. Ils se contentent d’avoir des conversations de magazines touristiques. L’espace européen offre des pistes pour combler les blancs dans le minibus qui les conduit au Pier Number 9, où se trouvent des bureaux de la société WaterFront et d’où ils partiront dans quelques jours avec le bateau. Tous ces collègues habitent Rome, Kiev, Anvers, Toulouse. Un petit circuit sympathique. Il n’est allé ni à Anvers ni à Kiev. A Toulouse évidemment (l’homme qui en vient est Anglais). A Rome, oui. Et il y a longtemps. Il pleuvait. Il a ce souvenir de Rome sous la pluie avec quelques éclaircies sur la « machine à écrire », cet improbable et excessif monument de Victor-Emmanuel. C’était doux et triste. Une période mélancolique mais heureuse de sa vie. Rien à voir avec les turbulences mortifères qui ont suivi. Les souvenirs des autres sites touristiques de la ville se sont estompés (le forum, les thermes de Caracalla, les fontaines, le Vatican, la chapelle Sixtine). Lui restent seulement quelques images. Des escaliers de pierre qui rejoignent deux rues, des impasses étroites, les murs jaunes se touchant presque, une silhouette au bout, et le tout sous la pluie, qu’éclairaient des rayons de soleil. Comment pourrait-il évoquer à celui qui est assis à côté de lui dans le minibus de telles images ? Il reste donc taciturne et dit qu’il n’a pas été en Italie, enfin si, juste pour le boulot. Et dans ces cas-là, on n’a pas le temps de visiter. You know. Ils sont pourtant prégnants ces souvenirs. Et il ne sait pourquoi ces rues et ces escaliers lui reviennent souvent à l’esprit. Comme des témoignages d’une vie antérieure. Une musique est curieusement associée à ces images, celle d’Ennio Morricone pour la bande originale du film Le Professionnel. Et c’est celle qu’il a en tête aussi en voyant défiler les hangars du port de Long Beach. La conversation s’éteint avec Valerio. Le rouge des portails métalliques succède au gris de pilastres que des ouvriers du chantier pilotent depuis la cabine de leur engin. Le monde se fait et se défait.
Ils sont accueillis avec chaleur dans les bureaux de WaterFront. Le CEO lui-même est présent. Etonnamment jeune et habillé de manière décontractée. On pourrait le croire en vacances, échappé du port de plaisance, avec sa paire de Dockside et son polo bleu. Ce sont pourtant des mauvaises nouvelles qu’il doit annoncer à tous ces interlocuteurs. La météo. Le départ est reporté en raison d’une tempête annoncée dans le Pacifique, qui se trouve pour le moment à mille miles des côtes, mais constitue un fort risque pour l’expédition.