Soleil oreille coupée

La couverture de l’ouvrage est à la fois menaçante et comme saisie d’une dimension poétique à la Bunuel : mais on voit de moins en moins de ces rasoirs à lame unique et rentrante qu’utilisaient les barbiers ou les coiffeurs, après les avoir aiguisés sur un manchon recouvert de cuir épais et tanné.

Le petit livre, paru récemment chez Allia (6,10 euros), porte à nos yeux un texte que Georges Bataille écrivit en 1930 pour le dernier numéro de la revue Documents : La Mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh, repris au Mercure de France en 1968 puis figurant dans le tome I des Oeuvres complètes éditées chez Gallimard en 1990. Et le rasoir réfléchit les éclats d’un midi aveuglant.

Georges Bataille développe ici une analyse qui décrit l’attraction obsessionnelle du soleil et de l’automutilation chez Van Gogh et la rapporte à un fait divers psychiatrique dont une de ses connaissances, le docteur Borel, lui fit part. Un dessinateur en broderie, après avoir fixé les rayons du soleil près du cimetière du Père-Lachaise, avait reçu l’ordre, dit-il, de se sectionner un doigt et d’en arracher les ligaments et tendons avec la bouche. Il s’exécuta ; et il fut immédiatement interné à « l’Asile Sainte-Anne », le 25 janvier 1924.

Les Annales médico-psychologiques de la même année, qui relatent ce cas, précisent concernant le patient : « Il se demande encore s’il n’a pas été influencé par la biographie de Van Gogh dans laquelle il avait lu que le peintre, pris d’un accès de folie, s’était coupé une oreille et l’avait envoyée à une fille dans une maison de prostitution. »

Ainsi, frappé par l’intuition solide de la force inopposable à l’astre du jour, Georges Bataille identifie chez Van Gogh – comme apparu plus tard sous forme d’une sorte de réincarnation sur le boulevard de Ménilmontant (le dessinateur « fou » était aussi peintre) – le lien brûlant entre ses toiles peintes et son acte tranchant dans le vif.

« Mais pour représenter l’importance et le développement de l’obsession de Van Gogh, observe Georges Bataille, il est nécessaire de rapprocher des soleils, les tournesols, dont le large disque auréolé de courts pétales rappelle le disque du soleil qu’il ne cesse d’ailleurs pas de fixer en le suivant d’un bout à l’autre du jour. Cette fleur est aussi bien connue sous le nom même de soleil et dans l’histoire de la peinture elle est liée au nom de Vincent Van Gogh qui écrivait qu’il avait un peu le tournesol (comme on dit que Berne a l’ours, ou Rome la louve). »

Cependant, la mutilation, volontaire ou subie, n’est pas un simple accident individuel : elle fait partie des rites, de l’histoire des civilisations et des religions. Georges Bataille la perçoit comme un sacrifice, un don (une part maudite dont il faut se séparer), une offrande : détacher une partie de soi au risque de perdre le tout, se « scarifier » pourrait-on dire également.

« Mais le moins frappant n’est pas que de nos jours, où la coutume du sacrifice est en pleine décadence, la signification du mot, dans la mesure où elle exprime encore une impulsion révélée par une expérience intérieure, est encore aussi étroitement liée qu’il est possible à la notion d’esprit de sacrifice, dont l’automutilation des aliénés n’est que l’exemple le plus absurde mais le plus terrible. »

Le geste sans retour (indiqué par la bande Velpeau serrée sur l’organe découpé et manquant) est ainsi comme la manifestation d’une décision absolue qui ne prête même pas à son interprétation : elle a pris la vitesse de la lame dans la chair avec son éclaboussement de liquide rouge (peinture fluide).

« Quel que soit en effet l’égoïsme qui préside à l’appropriation des aliments et des biens, le mouvement qui d’autre part pousse un homme dans certains cas à se donner (en d’autres termes à se détruire) non seulement en partie mais en totalité, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’une mort sanglante s’ensuive, ne peut sans doute être comparé, quant à sa nature irrésistible et affreuse, qu’aux déflagrations éblouissantes qui font un transport de joie de l’orage le plus accablant. »

Car, écrit encore Georges Bataille, il est admirable que Van Gogh « ait ainsi témoigné d’un amour qui ne tenait compte de rien et en quelque sorte craché à la figure de tous ceux qui gardent de la vie qu’ils ont reçue l’idée élevée, officielle, que l’on connaît. » Soleil oreille coupée.

En transgressant les limites admises, Van Gogh ou le brodeur du Père-Lachaise ont ainsi arraché et projeté quelque chose de leur être contre la société. Dans cette analyse au scalpel, et en rapprochant ces deux exemples qui hurlent encore, Georges Bataille établit déjà ce qui deviendra l’un des thèmes de son approche de l’existence et de la littérature, celle du dépassement absolu.

4 octobre 2006
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