Pascal Gibourg | Bataille informe
I - La critique de l’anthropomorphisme
La critique de la représentation de l’humain vise essentiellement deux choses : d’une part à faire sortir l’humain de l’orbite du divin auquel le monothéisme l’a attaché, d’autre part à désidéaliser une certaine représentation de l’être humain (en gros, l’homme blanc occidental civilisé et maître de la nature). Qu’on remplace maîtrise et science par domination, colonisation et prédation et on se fera une vague idée des enjeux poursuivis par une telle critique. A ce titre, la critique de l’anthropomorphisme a de nombreux points communs avec une critique de l’humanisme. Disons qu’elle en partage certaines finalités. Cependant, si Didi-Huberman a préféré parler d’anthropomorphisme plutôt que d’humanisme, c’est que la question de la forme et de la figuration est au cœur de l’activité de la revue qui nous intéresse. Des textes accompagnent bien les photos publiées dans la revue Documents, mais en un sens ce sont les images et leur montage qui entraînent la pensée le plus loin, disant plus que les mots, montrant ce qui serait vertigineux à penser, comme si le sol sur lequel les savoirs modernes s’étaient constitués (scientisme, pensée catégoriale et souvent hiérarchique) s’effondrait brutalement pour en découvrir le mensonge et l’hypocrisie, le perfide calcul, ce que Foucault parlant aussi bien de sexualité que d’emprisonnement appelait perversion (exemples : refouler non pas pour s’abstenir mais pour mieux jouir, enfermer non pas pour éduquer mais pour mieux contrôler). Il s’agit bien de voir, d’observer, et ce jusqu’à la nausée, car il ne faut pas s’imaginer que l’on puisse passer de l’autre côté du décor sans vaciller. C’est à une vaste entreprise de déstabilisation que Bataille et ses amis se sont livrés, minant les notions de « bien » comme de « beau » à force de montrer « l’ignoble ». La charge morale des attaques de Bataille peut parfois rebuter, mais il importe de voir quelles puissances dévorent les images et ce qu’une image dévorée peut nous dire de ce que nous sommes et de ce que nous faisons. Nul doute que plus qu’une esthétique Bataille cherchait à édifier une philosophie, une philosophie impie certes, ou athée, mais interrogeant la place de l’être humain sur terre et le sens de ses agissements, les plus intéressés comme les plus gratuits.
Que les images soient le moteur d’une telle réflexion est remarquable. A quoi ressemblent-elles ? Analysant le corpus des images publiées par Documents, Didi-Huberman identifie des manières et des thèmes œuvrant en vue de cette destitution de la forme humaine. Parmi elles, on notera le gros plan, d’un orteil par exemple ou d’une bouche, la disproportion, jamais loin de la monstruosité ; mais aussi la découpe, le cadrage, ou encore l’écrasement ou l’écorchement. Tout se passe comme si c’était par l’ajout ou le retranchement, le masque ou la mutilation que l’humain exprimait le mieux sa vérité, sa nature - autant de mots par ailleurs rejetés par Bataille. En effet, la notion de vérité est bien trop prétentieuse et apparemment solide pour séduire Bataille, celle de nature aussi, avec ce qu’elle comporte de déterminisme, de programmatique. Le parti pris de Bataille consiste à assumer la dimension physique de l’existence au point d’en contester l’origine divine, laquelle, selon la Bible, aurait laissé sa marque sur l’être humain au point de le faire ressembler à son Dieu. Ni Père ni Fils pour Bataille, mais une rupture de la généalogie qui rapproche l’être humain des animaux parmi lesquels il vit tout comme des éléments qui composent son environnement, terre ou eau, feu même, air ou vide. Ces noces élémentaires pourraient être célébrées dans la joie, or force est de reconnaître que chez Bataille l’expérience de la défiguration a quelque chose de sacrificiel. Même masquée, l’existence est dérisoire et quand l’homme se divertit en regardant les jambes des danseuses du Moulin Rouge, la photographie qui les montre dialogue avec celle des abattoirs de la Villette où l’on peut voir un macabre alignement de jarrets ressemblant à des hommes troncs destinés à la consommation.
Le fond de la ressemblance informe, de cette opération qui rapproche deux choses pour miner le principe de toute identification, c’est la mort ou la mortalité comprise comme puissance paradoxale d’animation de l’image. Didi-Huberman écrit, après une démonstration évoquant la qualité magique du crachat dans certaines pratiques analysée par Marcel Griaule qui en parle comme d’une « âme en mouvement », que l’on peut « considérer l’informe bataillien comme un principe d’animation de l’image » (p 175). C’est la dimension active et positive de ce travail souterrain entrepris par l’image, qui amène à déconstruire aussi bien l’image de l’homme blanc face à un homme noir (photo de Canaques lors d’un passage au Moulin Rouge), l’image de l’humain face aux animaux qu’il met à mort pour les manger (on est loin du chasseur, il s’agit d’abattage industriel) ou encore l’image de l’homme face à la femme (photo d’une femme portant un masque de cuir et un collier). Didi-Huberman dit qu’il s’agit « d’entremêler les ressemblances (l’humaine, l’animale, la divine, la chosale) en sorte que chacune, constamment, soit portée hors de soi par le processus même de sa métamorphose » (p 192). C’est alors le règne de la différence ou de l’anarchie, non plus celui de l’unité. Le règne des glissements et des hybridations qui se rit de tout fondement comme de toute hiérarchie. Sans doute y a-t-il là un fond païen qui expliquerait les critiques récurrentes de Bataille contre le monothéisme. Il n’y aurait informe et expérience bouleversante de l’être que si le principe de la ressemblance institué par Dieu dans la Bible est abandonné. Pour Bataille, il semble que Dieu ait failli, même si, en se vouant à la défaillance, on peut se demander si l’être humain ne cultive pas une sorte de nostalgie de la grandeur liée au souvenir ou à la survivance de ce qu’il a perdu. Dès lors, comme sur la photo de Seabrook, il n’y a plus un homme ou une femme (une femme en l’occurrence) mais des choses, un masque et un collier, comme l’indique le titre de la photographie. Les pulsions s’anonymisent, les genres se troublent, les cheveux sont une fourrure d’animal et de la bouche de laquelle était jadis censé émaner une prière, sort désormais un râle que magnifie la blancheur des dents d’un être métamorphosé. Décollation extatique à laquelle répond tout un jeu de têtes, allant du masque grotesque au sacrifice en passant par des images d’abattoir.
William Seabrook, Masque de cuir et collier, illustration pour l’article de Michel Leiris, « Le caput mortuum ou la femme de l’alchimiste », Documents, 1930, n°8, p 24
Eli Lotar, Abattoir, 1929, 9 x 6,5cm, Paris, Musée national d’art moderne - Centre Pompidou
II - La dialectique des formes
Comme on l’a dit, le but visé par la revue Documents est de renverser la figure humaine trônant sur un piedestal par le truchement d’images et de textes. A cet égard la notion de dialectique dont fait grand cas Didi-Huberman pourrait désigner une méthode, une manière de provoquer une telle chute, même si cette méthode, loin de ne désigner qu’une succession d’étapes ou d’actions, induit une vision, une certaine conception du monde. Bataille parle bien de « dialectique des formes » dans un texte qui s’intitule Les écarts de la nature, écrit en 1930 et publié dans la revue, mais certainement plus pour désigner un état de choses voire une structure du monde que pour valoriser un mode de connaissance rationnel. Bataille prend effectivement ses distances vis-à-vis de Hegel comme de la tradition philosophique occidentale, à laquelle il reproche une complaisance dans l’abstraction quand lui se préoccupe d’étreindre les choses et d’éprouver leur matière. C’est la difformité qui retient Bataille dans cet article, le fait que la nature produise de la différence, voire, eu égard à une norme, de la monstruosité. Au fond, s’il y a dialectique des images ou des formes, c’est qu’en un sens celles-ci sont en mouvement, elles sont prises dans un processus d’altération qui oblige à les aborder non pas à travers un état mais plusieurs. De là une méthode, celle qui consisterait à mettre en rapport plusieurs états d’une même chose ou à confronter deux choses que tout oppose en apparence mais qu’un réseau plus ou moins secret de ressemblances relie, mais sans faire unité. Exemple, dans le numéro 7 de la revue Documents, on voit d’abord une image de la Seine prise en 1871 au moment du dégel puis, publiée plusieurs pages plus loin, celle d’un gangster américain assassiné pris dans les glaces du lac Michigan. On sera libre d’interpréter l’effet produit par un tel rapprochement, de voir ou non, charriés par les eaux de la Seine, des cadavres de noyés, de suicidés, et ce d’autant plus que sur la page voisine montrant le fleuve parisien le texte de Leiris évoque le dégel « des eaux de nos cœurs, de nos muscles, de notre peau » (cité par Didi-Huberman, p 172).
Une telle pratique du montage, proche en cela de celle d’Eisenstein - Didi-Huberman y consacre de nombreuses pages, montrant quelles affinités unissaient le cinéaste russe et l’écrivain français - participe bien d’une logique dialectique, en ce qu’elle vise à mettre en relation aussi bien le proche que le lointain, le présent et le passé, mais aussi le montrable et l’immontrable, l’image véhiculant des affects contradictoires qui à leur tour solliciteront la pensée. Il y a une part de provocation dans cette démarche ainsi qu’un préalable : celui qui veut que du cotoiement de deux forces contraires jaillisse une vérité brûlante, une « synthèse enflammée », selon l’expression d’Eisenstein. On est alors loin de Hegel et loin d’une perspective d’unification, d’un savoir absolu et d’une vérité abstraite. Ce qui coupe - effet de montage - à la fois rapproche et sépare, les contraires coexistent et vont même jusqu’à s’échanger leurs attributs, tronquer leur identité mais sans jamais parvenir à une identification de l’un à l’autre qui soit définitive. Si une fusion a lieu, c’est dans l’instant, le déchirement revenant sitôt après souligner la différence irréductible qui marque l’un et l’autre, la blessure qui les sépare et les divise intrinsèquement.
En matière de peinture comme de cinéma, pour ce qui est de la profondeur, on a souvent hiérarchisé les plans ou opposé la figure et le fond. Le fond est souvent trouble, et comme sur certains tableaux de Goya, il peut être hanté de figures indistinctes toutes plus ou moins terrorisantes. A ce propos, Yves Bonnefoy, dans un ouvrage consacré aux Peintures noires du peintre espagnol écrit, se référant en particulier au tableau qui s’intitule Saturne, écrit : « A surgi ce qui est par dessous le langage et sa pensée, par dessous leur monde et ses illusions, et cet en-dessous, ce n’est donc que cela, c’est la prédation, le bond pour dévorer ou pour fuir, ou pour fuir en dévorant, la vie mais qui n’a pour besoin et pour acte que de détruire la vie. » [1]
Difficile en lisant ces lignes de ne pas penser à ce qu’a écrit Bataille dans un article intitulé Espace : « L’espace peut devenir un poisson qui un mange un autre », formule qui légende l’image ci-dessous parue dans le numéro 1 de Documents.
« L’espace peut devenir un poisson qui en mange un autre »,
photographie pour l’article de Georges Bataille, « Espace », Documents, 1930, n°1, p 43
A ce point où la dialectique des formes doit être comprise comme une méthode mettant à jour une structure, sinon du réel, du moins des images - un conflit vital se déroulant sur fond de prédation, et impliquant la possibilité d’un retournement et d’une mutation de la proie en prédateur et du prédateur en proie -, il convient d’approcher plus avant le moment clé d’un tel processus, la synthèse, mieux nommée par Didi-Hiberman le symptôme.
III - Le symptôme
Si les images ne sont pas le réel, on est tout de même en droit de se demander quel intérêt il y aurait à se passionner pour leur spectacle s’il ne mettait pas en jeu des forces qui nous affectent et qui ressemblent à s’y méprendre à celles qui gouvernent nos actions les plus cruciales. C’est pourquoi, même si la notion de symptôme fait davantage référence au domaine de l’expérience qu’à celui de l’art, parler de dialectique symptomale comme le fait Didi-Huberman est d’un grand intérêt. En un sens, il porte le fer là où est le mal, là où l’image agit en profondeur et s’empare aussi bien des idées que des organes pour agir sur eux. Il semble clair que la critique de l’anthropomorphisme fait plus que d’attaquer la figure humaine ; elle attaque la représentation elle-même, c’est-à-dire l’ordre des concepts et du langage et peut-être même la possibilité d’une pensée. Et si l’image peut faire symptôme, c’est que face à ce désarroi conceptuel, elle enjoint à éprouver, à ressentir, quitte à ensuite solliciter l’esprit et le langage, mais après seulement, après qu’une expérience sensorielle plus ou moins dévastatrice a formé une sorte de matrice pour la pensée. L’image peut rendre malade, l’image informe et dialectique, qu’on ne perçoit pas sans trouble et gêne, sans défense et sans peur. A ce point, ce ne sont plus seulement les formes qui se sont contaminées entre elles, elles affectent le sujet qui s’en approche ou s’en détourne, elles le regardent, le touchent, elles le happent et le hantent et pour finir le dévorent. J’exagère ? L’image n’est-elle pas une puissance qui s’insinue en chacun, réveille un passé enfoui, libère des forces sournoises et précipite dans la maladie ou la fièvre ? Symptôme : « J’ai déjà évoqué le sens littéral du mot : ce qui choit avec, ce qui accompagne une chute, un heurt, un écroulement, une rencontre aussi, pour peu que l’on entende dans la rencontre le heurt et l’accidentel qui nous échoit. » (p 393) On touche ici au paradoxe de la méthode : comment vouloir le symptôme, ou la chance, ou l’art, quand finalement la puissance et la valeur de l’expérience dépendent précisément de ce qui outrepasse la volonté et s’impose comme venant du dehors ? Une expression latine résume ce paradoxe : volens nolens. Le voulant, ne le voulant pas. Ce que Michaux résuma à sa manière : « Volonté, mort de l’art. »
Toutefois, comme l’écrit Didi-Huberman, dans une perspective artistique, « le symptôme, ce n’est pas seulement le signe que l’on est malade de quelque chose, “l’impuissance qui crie”, comme l’écrit Bataille (...). Non seulement cette impuissance est revendiquée, mais elle est écrite, composée, construite en un sens spécifique, pensée absolument. » (p 394) L’impuissance à voir ou à comprendre enjoint l’artiste à faire. Et c’est de cette tension que naît son style. Sans tension et sans résistance, il n’y a pas d’art. En un sens, on s’en fiche de savoir si une image - a fortiori documentaire ou anthropologique - est de l’art ou pas, un texte littéraire ou documentaire s’il est de l’art ou pas, ce qui compte et ce qui fait critère, c’est ce que l’on éprouve et qui nous contraint en esprit et en corps à penser comme à ne pas pouvoir s’endormir. L’indice de l’art, c’est qu’il nous sort de notre zone de confort. C’est en quoi il est rencontre, présence indubitable, exorbitante, mais aussi langage, appel, injonction à expérimenter et à rebattre les cartes, à inventer de nouvelles règles, loin des modèles qui nous entravent, de nouveaux jeux quand les anciens ne marchent plus.
[1] Yves Bonnefoy, Goya, Les peintures noires, William Blake&co, 2006, p 87.