Sophie Daull | Quelques moments arrachés (à un quotidien souvent douloureux)

Dans le cadre de cette résidence d’écrivain soutenue par la Région Île de France et portée par la compagnie La Liseuse, j’ai mené avec Caroline Girard (directrice artistique de La Liseuse) et Christine Coste (plasticienne), une action conjointe en prison et à l’hôpital. Nous avions l’intuition qu’apparaîtraient de troublantes analogies entre ces deux situations d’enfermement. Nous voulions les mettre en résonance avec les outils qui sont les nôtres : la parole, l’écrit, l’image. Ainsi nous sommes-nous transformées au fil des semaines en drôles d’agents de liaison entre le Centre de Détention de Melun et l’hôpital Beaujon de Clichy-sous-Bois. Ici, lourdes peines ; pathologies lourdes là.

En prison, nous avons travaillé sept mois avec les détenus, et ce sont eux qui, dès la deuxième rencontre, ont rebaptisé l’atelier d’écriture dans les termes suivants : « Une certaine idée du bonheur par la magie des mots ». Au nombre de neuf, c’est sur leur demande et avec la garantie de leur engagement au long cours qu’ils ont participé à cette action.
Les échanges furent denses, riches, drôles, multiples, toujours déclenchés par des motifs littéraires : lecture à voix haute de textes forts, tant au plan stylistique qu’au plan du contenu (Arthur Rimbaud, Aimé Césaire, Antoine Volodine, Christophe Manon, Julien Delmaire, Charles Baudelaire, Laura Kasischke etc ….), petits jeux de composition aux supports variés, rédaction plus exigeante de courts textes, en rapport avec les principaux axes de questionnements intimes qui se dégageaient de la progression du travail.
Il a fallu s’adapter à chacun, selon son contact avec la langue française, son niveau, son rythme, son imaginaire ; tout en créant ce que nous avons appelé une petite communauté d’auteurs, notion à laquelle ils ont souscrit avec enthousiasme, dès lors que le groupe était fraternellement soudé, et qu’un climat de confiance s’était installé.

A l’hôpital, où notre temps de présence a été moindre, nous avons rencontré six patientes, individuellement, dans leur chambre, dans un rapport direct, privé. Nous leur faisions lecture des textes produits par les prisonniers, elles y faisaient écho depuis leur cloche de douleur et de solitude.

Neuf hommes, six femmes, les mêmes questions : « quelle faute ? » « quelle punition ? » « combien de temps ? » « et après ? ».
Neuf hommes, six femmes : une même situation : l’empêchement.

Grâce au levier de la poésie, et loin de toute consignation documentaire à vocation sociologique ou psychologique, notre présence a permis de faire émerger des espaces de liberté, oui, de liberté. Quand le corps est prisonnier - de la maladie ou d’une décision de justice - le foisonnement des imaginaires partagés, la confrontation à d’autres souffrances, la visite de trois hirondelles libres et bien portantes, sans blouse ni uniforme, la sollicitation active du geste écrit, tout cela forme une sorte de sphère gonflée à l’hélium de l’ailleurs, du dehors, qui provoque comme des échappées, des évasions, et une stimulation pour l’après : guérison ou libération, dans les deux cas, on peut parler de réinsertion.

Ce sont ces moments arrachés à un quotidien souvent douloureux et contraignant que nous vous donnons à découvrir. Ils ont été retranscrits, après une amère sélection, dans le livret que nous éditons début octobre. Cet objet porte la trace d’une expérience privilégiée, qui a grandi chacun, intervenants ou participants, et a soudé autour de la littérature une communauté d’auteurs, éphémère et impromptue, mais bien réelle.


Sophie DAULL

15 septembre 2018
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