Sous la brume
C’est à midi sous le soleil que nous entrons dans la maison de Julien Gracq : Caroline Sagot-Duvauroux, Delphine Brétesché, Alain Girard-Daudon et moi. Alain est ému, c’est la première fois qu’il revient depuis sa visite à Julien Gracq. Ils avaient discuté plusieurs heures dans le petit salon. On me parle si souvent de ces visites, de ces conversations. Il me semble qu’ils sont tous venus ici, ces hommes. Certains d’entre eux le racontent comme un privilège, quelques-uns auraient été l’ami préféré. Je ne dis rien, l’amitié est bien aussi complexe que l’amour ; éprouve-t-on de l’amitié pour ceux avec qui on partage des idées, des lectures, des déjeuners ?
Alain ne dit rien non plus, il a l’air simplement heureux d’être avec nous trois dans la maison abandonnée. Et les avoir près de moi me rassure. Ils représentent ce que j’aime de la littérature et de l’art : l’excellence et l’humilité.
Parée séparée de part en part, j’entends toutes les histoires qui sont celles de l’enfance de Louis Poirier, les anecdotes, les faits, les noms et tous les objets retrouvés dans la maison ; une indiscrétion. Et je n’ai nulle envie de l’écrire, d’en parler. Cela ne me concerne pas. J’écoute et je ne sais pas où vont ces confidences en moi. Je détourne le regard. Je me souviens d’un livre mal écrit qui prétendait faire la biographie de Lou Andréas-Salomé et révéler le secret de sa vie sexuelle. Est-il intéressant de faire le lien entre la biographie d’un auteur et son œuvre ? Et que sait-on de la biographie, de la psychologie, de l’intimité d’un être ? Evidemment nos vies et nos livres sont interdépendants. Mais chercher les causes et les effets me paraît vain et réducteur. Il n’y aurait que l’auteur qui saurait précisément d’où viennent chaque mot, chaque événement fictif de son livre. Et c’est bien la transformation entre l’expérience de la vie vers le texte qui est intéressante, faite de mille et un détails inextricables, oubliée même partiellement dans la mémoire vive de l’auteur. Les hypothèses du lecteur sont des caricatures pauvres. Si je relis mon livre, je sais les souvenirs, événements passés ou présents qui ont provoqué telle image, telle parole ; c’est un autre roman que celui de la genèse et la maturation d’un livre, roman ignoré.
Souvent, on me pose des questions sur la vie de Gracq. La curiosité dont il fait l’objet n’est pas toujours malsaine. C’est le secret d’un livre qu’on cherche. Pourquoi tel livre, telle atmosphère, tel personnage nous touchent là où on ne sait pas en nous ? Et ce serait la biographie de l’auteur qui nous donnerait à comprendre, comme une paresse à aller dans le texte lui-même.
La brume se lève complètement sur la Loire, mon téléphone inscrit un message venu du Liban, des images ocres et chaudes alors m’emportent là-bas. La Loire ne se montre pas mieux désormais sous le soleil.