Texte de Angélique Villeneuve

C’est lui dont on se moque toujours. Si on avait du temps, de l’énergie à lui consacrer, on s’en moquerait en tout cas. À cause de sa silhouette, aigue, dont on imagine sous les vêtements la maigreur coupable, la peau jamais caressée.
À cause des vêtements qui disent l’abandon de la séduction, le pantalon sans forme, un peu court, un peu long, le chandail sans couleur et râpé, les chaussures bien trop confortables.
Cet homme invisible est le professeur de musique de la classe de cinquième dont tu fais partie.
La musique qui l’habite n’est pas celle des élèves et, sur les bulletins de la fin du trimestre, les notes qu’il a décernées sonnent terriblement faux. Ce sont des notes inaudibles, trop basses ou trop hautes, ce sont des notes perdues. Nul, enfant ou parent, ne les prendra jamais au sérieux.

Tu es comme les autres, pour une fois tu es comme les autres, tu te fous du cours de musique, tu es nulle en flûte, tu n’écoutes rien, méprises les enthousiasmes démodés de celui qui, pourtant, te ressemble tant. Le cours de musique te relie au troupeau de la classe, et même si tu n’en es pas si fière, c’est cette ironie partagée qui fait, enfin, ton corps se fondre et puis disparaître en celui des autres.

Ce jour-là, quelque-chose se passe. Le professeur vous demande d’écouter le morceau qu’il va faire jouer sur le vieux tourne-disque, sans rien faire que plonger en vous-mêmes. Il demande, et tu ne sais plus comment il demande, mais dans la classe un silence attentif se fait tout à coup. On écoute les violons.
De cette musique il va falloir faire écriture. Faire parole. Entendre et voir, goûter ce qui dans le ventre se noue, quelle histoire s’y invente. Il a demandé les couleurs, les mouvements.
Alors tu écoutes. Vous écoutez tous. Un seul corps écoutant.
C’est bleu. Tu te souviens à quel point c’est bleu, et dans ce bleu qui tangue à l’arrière de tes yeux une pâte grise apparait bientôt, bousculeuse, saturant l’horizon. Un poisson, maintenant, glisse entre les sirops, un brochet peut-être, un poisson-chat dont la gueule boudeuse fend le gras des couleurs.
Alors que les notes envahissent la classe, tu vois distinctement la scène osciller au-dedans, ils sont deux poissons à présent, qui te bercent de leurs chemins coulés. Lorsqu’enfin la musique s’arrête, tu sens encore, jusque dans ta bouche, leur mucus gris et bleu.
Le moment est venu pour chacun de dire ce qu’à l’intérieur il a vu.
Pour une fois, presque tous ont envie de répondre au professeur ridicule. Et chaque fois ça parle d’amour, de garçons et de filles, d’une séduction autour de laquelle, dans la classe, on tourne avec plus ou moins d’assurance, mais tourne bel et bien. Tu as douze ans comme les autres mais tu ne tournes pas.
Tu te détournes.
Il te semble que tu as mieux vu qu’il ne l’ont fait, eux, avec leurs histoires de douze ans, leurs fabulettes de princes, de princesses. Aussi, à ton tour de parler, tu dis la longue étreinte des poissons dans le sang de cendre et de ciel. Tu sens bien que tes mots sont de bien petits mots, et sourds ceux qui les écoutent, mais tu donnes pourtant ce que tu as vu, deux poissons barbichus qui mêlent les huiles et les écailles. Peut-être parce que ce professeur, avec sa coiffure ahurie, est celui contre qui, sans grand courage, vous vous liguez tous, tu réussis à dire ce jour-là ce que tu as ressenti. Tu te sens fière. Avec tes deux poissons – des merlus, tiens, oui, des merlus cirés d’un mucilage primitif et sexuel –, tu te crois entendue. Rassemblée dans le corps des autres élèves, ceux qu’on regarde et puis qu’on suit.
Le cours est fini, il faut sortir, ne pas saluer le professeur. On se masse aux alentours de la porte, pleins de mots qui reviennent comme avant, des mots de douze ans. Tu te glisses dans l’escalier et puis il y a cette fille, devant toi, dont les cheveux lisses et blonds titillent ta jalousie depuis l’année précédente. Tu comprends qu’elle parle de toi, de ce que tu as dit. Elle moque le ridicule de ta proposition, des animaux plutôt que des humains. Des poissons, quand même on n’a plus six ans.
Elle vient de noyer tes poissons, ta vision et l’épaisseur de tes couleurs, leur vérité. Elle te noie toi. Tu ne fais pas partie de leur clan : tu as six ans avec tes merlus.
Te voilà jetée, au-dehors, versée, et pourtant, parmi tant d’autres exils, est peut-être né ce jour-là ce qui fait courir aujourd’hui ton stylo sur la page.

Angélique Villeneuve

10 mai 2016
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