Texte de Fabien Humbert

Après quelques semaines à ce régime, Emmanuel était entré dans une sorte de routine. Preuve qu’on s’habitue à tout, surtout au pire. Il arrivait chaque jour à 12h45 précises, soit quinze minutes en avance sur le début officiel de sa prise de fonction. Dès le premier jour, le chef lui avait bien fait comprendre qu’arriver en avance c’était être à l’heure et qu’être à l’heure c’était arriver en retard.
La première chose qu’il voyait en passant le seuil du réduit dévolu à la plonge, c’était invariablement une montagne de travail matérialisée par un monticule d’assiettes qui semblaient n’attendre qu’une pichenette pour s’effondrer, une pile de casseroles, un patchwork de poêles de toutes tailles, et des sceaux de couverts. Le tout maculé de gras, de reliquats des repas que les clients n’avaient pas pris la peine de terminer, de jus de cuisson, de sauces diverses, moutarde, ketchup et mayonnaise, souvent mélangées. Ne manquaient que les verres, mais les verres, c’était le boulot des bartenders.
Emmanuel se jetait alors à corps perdu dans une course contre la montre qu’il ne pouvait gagner. Dès qu’il parvenait à faire baisser la pile de vaisselle héritée de la matinée, celle générée par les clients attablés en salle pendant le coup de feu le replongeait dans le bouillon. A partir de 13h30 et jusqu’à 15 heures, le balai des serveurs qui venaient jeter leur vaisselle sale sur son passe-plat était incessant. A 15 heures, la cuisine prenait le relais et un mitron tout de blanc vêtu arrivait dans sa caverne moite et malodorante un sourire narquois aux lèvres semblant dire « bon courage mec », les bras chargés de gamelles qu’il balançait dans l’évier d’Emmanuel. Et à 16h, la sarabande des serveurs reprenait de plus belle sauf qu’au lieu des assiettes, fourchettes et autres couteaux, c’étaient les tasses, les petites cuillères, et les théières qui pleuvaient.
A travers le passe-plat, cette fenêtre sans vitre qui l’alimentait sans relâche en labeur, Emmanuel voyait les deux mondes que constituent la cuisine et la salle, avec leurs avatars que sont les cuisiniers et les serveurs, s’entrechoquer, pester, s’engueuler, lutiner parfois, mais fraterniser jamais. Quant à Emmanuel, personne n’entrait véritablement en interaction avec lui. Coincé dans son réduit, il était condamné à absorber sans cesse toute la crasse que produisait le restaurant, et à la faire disparaitre pour que toujours revive l’éclat nacré des assiettes et le polish de l’argenterie.
Personne, jamais, ne prenait la peine de lui parler. A part peut-être Marie, la nouvelle petite serveuse, qui de temps en temps glissait une assiette à travers le passe-plat. «  Tiens mange, le client l’a à peine touché », lâchait-elle en coup de vent. Et Emmanuel, plein de reconnaissance se jetait sur cette nourriture qu’un autre avait délaissée. Parfois c’était une cuisse de poulet esseulée, parfois un sandwich à peine croqué, ou un gâteau presqu’intact. Et une fois son festin honteux englouti, Emmanuel prenait un soin méticuleux à laver, puis essuyer cette vaisselle dans laquelle, lui, le plongeur, avait mangé.

Fabien Humbert

10 mai 2016
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