Texte de Patrick Goujon

Légère pression sur l’interrupteur. La lumière est éteinte. Légère pression sur l’interrupteur. Légère pression, pas pour rallumer, non, pas pour rallumer, légère pression sur l’interrupteur, pour réajuster, pas pour rallumer, légère donc, juste légèrement, que l’interrupteur ne soit pas poussé à fond, réajuster le bouton va-et-vient de l’interrupteur, légère pression, pour la quinzième fois, peut-être plus, tout aussi bien la cinquantième, faire en sorte à tout prix, à tout prix faire en sorte que l’interrupteur ne soit pas enclenché complètement, que les arêtes de l’interrupteur ne touchent ni tout à fait le rebord de son support en plastique ni le mur, le fond du mur, ce qu’il y a au fond, là où il y a contact, s’assurer qu’il n’y ait pas, contact, avec quoi que ce soit, l’interrupteur comme isolé, pas enclenché, et il pourrait tout aussi bien s’agir de la clenche de la porte d’entrée, ou de la clenche de la porte de la chambre, en équilibre, en entre-deux, l’important c’est le contact, l’absence de contact, ça pourrait être la clenche en équilibre mais là c’est l’interrupteur, pas enclenché mais pas enfoncé non plus, pas poussé à bout, un contact qui n’a pas lieu vraiment, pas tout à fait, tu pousses l’interrupteur, tu es dans le noir, dans le couloir, tu es seul et tu répètes ce geste encore, et encore, et encore, à t’abrutir le cerveau, persuadé que si tu ne le fais pas, si tu ne trouves pas la position de exacte l’entre-deux pour l’interrupteur — c’est ce que tu crois alors, tu penses vraiment que c’est ça la raison —, si tu ne le fais pas, le malheur va s’abattre sur toi, ou sur tes proches, il vous punira, vous sanctionnera, de ne pas avoir quoi, la poignée de la porte ou l’interrupteur correctement ajustés, mais tu te trompes, tu fais erreur, tu es trop jeune pour le comprendre et ce en quoi tu crois à ce moment précis c’est la superstition.
Pendant ce temps, où tu appuies légèrement sur l’interrupteur, ta mère est probablement seule chez elle, dans son appartement, ou seule dans la rue, ou seule dans un supermarché, sans aucun doute seule quelque part, à la banque, à la poste, ou à la teinturerie. Elle dit quelque chose à la teinturière et la teinturière acquiesce en ajoutant, si elle y parvient, quelques mots pour habiller sa réponse d’un semblant de « vérité », des mots déguisements pour insuffler du sens, tisser un lien entre les propos incompréhensibles de ta mère et le monde réel, celui dans lequel les gens disent, par exemple, « C’est un drôle de temps quand même » et dans lequel les gens répondent « Ils ont dit que ça allait se radoucir à partir de vendredi. » Ta mère ira ensuite déjeuner à la cantine du magasin, où elle ne travaille plus qu’à mi-temps. Ses collègues, dans l’ascenseur, la salueront d’un regard qui sera le plus souvent la moitié d’un coup d’œil. Ils lui adresseront des phrases qui tomberont de leur bouche comme des déchets que l’on jette à la poubelle en visant de travers et tout ça vient alors s’étaler à côté, ils lui diront des phrases de ce genre et personne ne fera l’effort de se baisser pour les ramasser, tantôt lassés, tantôt compréhensifs, tantôt hypocrites. Ta mère prendra place à une table qui quand bien même il y a les autres, autant dire qu’il n’y a personne. Tout sera nerveux. Tout sera presque. Presque là. Presque normal. Ni vraiment éteint, ni vraiment allumé. Presque en contact. Presque connecté. Rattaché au réel et aux autres, ceux qui se racontent que les enfants font ou ne font pas leur nuit, que la bouffe est bonne ou que c’est immangeable ou que c’est passable ou qu’à la télé ils ont vu quelque chose de bien hier.
Tu appuies légèrement sur l’interrupteur.
Tu appuies légèrement. Tu appuies.
Tu penses que c’est pour te sortir de quelque chose qui aurait à voir avec le malheur alors tu appuies légèrement. Ça n’est peut-être pas la vérité, mais tu n’y penses que plus tard, tu y penses en écrivant, en décrochant légèrement, peut-être, tu te dis que peut-être cette manière de couper le contact est le seul moyen que tu as trouvé pour l’établir.
Pendant ce temps, dans le métro, sous le regard des autres, ta mère répète « Oh mon Dieu, je cherche, je cherche, je cherche… »

Patrick Goujon

10 mai 2016
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