Topiarius & Topiaria

Biche
Marine Julié

Pavés de béton, pigment rouge
310 x 185 cm environ
2012
Parc du château Bétailhe
Exposition "Art & Paysage" Artigues-près-Bordeaux

Une traversée de l’exposition "Art & Paysage"
dans le parc d’Artigues-près-Bordeaux
en images photographiques et lecture du texte ci-dessous :

Cf. présentation de la série "Topiarius & Topiaria"

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vidéo "Topiarius et Topiaria" sur vimeo (durée 10 mn)

Photographies et montage de photographies, CP.
Exposition "Art & Paysage", commissaire Jean-François Dumont, Artigues-près-Bordeaux
[ 15/06/2012 - 29/09/2012 ]
Temple, Fabien Guiraud
Sans titre, Fanny Dadid
Dendrite, Cécile Beau
Buissons radiants, Fanny Maugey
Rocher de Corinthe, Mashide Otani
Biche, Marine Julié
“Hors exposition”, trois images de montages photographiques extraits de Éloge du jaunes de Naples de Paul-Armand Gette et en pensées de la lecture-performance de l’opéra "Les Strates" faite par l’artiste dans le cadre de la rétrospective des "livres d’artistes" de Paul-Armand Gette exposés au cdla [voir Un jardin sans mur]

Topiaria se tient debout et droite contre la plus haute colonne de Temple. Son corps s’élève. Un rondin de pin la dépasse. Toutes Ruines à rebours la dépassent. Topiarius tente de circonscrire d’un trait au sol le lieu où ils se trouvent. Toute construction de paysage bâtie par un spécialiste semble aux yeux de l’artiste un enfermement. En dedans ou en dehors, pas besoin de limites pour un corps qui diminue et augmente avec les tronçons. « Bois-moi » dit le bois sculpté à la petite et grande fille et « tu vas passer à travers des forêts avec des regards familiers ». Topiaria est passée.

Topiarius compte les stries du pin à la coupe comme il a appris à le faire. « Ne compte pas sur moi. » dit le tronc. La matière ligneuse n’est pas sûre. Les cernes apparents font des cheveux de dryades coiffés par le vent. Le jardinier ne peut pas délimiter les ans qu’il perçoit dans la tranche de temps. Il voit seulement la région centrale et l’aubier. Tout à fait à l’extérieur, l’écorce a disparu mais il entend encore les voix des nymphes qui vivaient dessous. Dans l’impossibilité où il est de s’extraire de ce qu’il ne voit pas, Topiarius traverse Temple. Il est passé au travers.

Un cheval qui paît s’accorde aux nuances de l’été d’Artigues. Dans le parc, à la lisière du bois, non loin des arbres les plus hauts, en ces heures de l’après-midi les plus chaudes, aucun bruit n’alourdit le ciel. Le bleu du ciel est complet. Topiarius est figé devant un écran blanc. L’immobilité du jardinier est totale. Échappés d’un album de coloriage, les traits du cheval sont précis. Le dessin de l’animal est plein. Topiarius voudrait le chevaucher pour s’enfoncer au plus épais du bois. Il rêve d’un ruisseau. Il glisserait ses pieds dans un petit glouglou des plus rafraîchissants. Mais il ne bouge pas. Au travers de l’écran l’image est absolument fixe. La taille du cheval est sa taille réelle. L’herbe broutée est l’herbe du près, le copyright est la propriété d’un site de coloriage. De l’autre côté de l’écran, le même autre cheval. Topiarius passe au travers de l’image, il contourne l’écran.

Quand la lumière est au zénith, une boîte de crayons Caran d’Ache offre sa gamme de couleurs à la page "cheval " d’un album-bestiaire. Topiaria colorie en jaune de Naples l’animal en train de brouter. Elle a la passion de cette couleur et de bien d’autres choses. Elle en fait l’éloge dans un livre qui se déploie à la manière d’une coulée de lave. Elle note que cette matière colorée est faite d’antimoniate de plomb et de sulfate de chaux, une couleur très toxique et très belle, volcanique en quelque sorte. Les artistes ont parfois un tempérament de volcan. Voilà bien l’exemple d’un cheval en éruption. Il s’emballe. Pire encore il s’envole. Topiaria voit que le dessin est blanc. « Mais c’est Pégase ! » Bellérophon chevauche l’animal fantastique à travers l’écran.

Il faut atteindre l’église romane. Topiarius suit la route en voiture. Topiaria prend un chemin pédestre à travers bois. Elle se perd du côté du vallon du Pinsan, rue des Abeilles et rue des Cigales. Son ombre la précède, elle s’est trompée de sens. Elle ne fait pas son miel de son égarement et elle ne chante pas. Le soleil est trop fort sur ses cheveux trop longs. Les maisons du lotissement sont inhabitées. Vit-elle ainsi ses derniers instants pour avoir pris en sens inverse l’Avenue de l’Église ? Non. Un poète chinois passe par là et lui dit doucement « L’esprit du vallon ne meurt pas. Subtil et ininterrompu, sa fonction ne s’épuise jamais ». En effet, Pégase revient et ramène Topiaria à quelques pas de l’église où Topiarius l’attend.

Après de pâles retrouvailles d’efflorescences métalliques sur une ligne d’horizon posée dans l’herbe à la surface du terrain, Topiaria et Topiarius éloignent à nouveau leurs points de vue. La première voit l’image d’un autre lieu en un autre temps, le deuxième reconnaît la frontière qui le faisait trembler pendant la guerre. Les deux visiteurs sont aussi émus l’un que l’autre. Cette surface photosensible qui pousse sur la terre dessine des traits les plus fins leur Vie secrète. À travers et au travers de Dendrite ils écoutent un langage qui n’est pas contemporain de ce qu’ils voient.

Topiarius passe près d’un Pyracantha. Topiaria s’approche de Buissons radiants. De dimensions variables (environ 80 x 80 x 120 cm) un assemblage de Plexiglas sous serre forme un appareil d’éclats. Des dizaines d’ostraca enflamment l’espace vide à la lumière du vent. Un rayon vert arrête Topiaria. Elle n’a pas assez de temps pour écouter le miroitement à travers un tel chant. Pourtant, un court moment, juste au dessus du soleil, toute la forêt se transforme en buisson ardent. Topiarius parle du siège de Syracuse. Il reprend le flambeau d’une démonstration d’Archimède. « Eurêka » dit-il en passant au travers d’une radiation.

Radieux, Isidore Ducasse passe par le Rocher de Corinthe et pose son énigme : « Il y avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoi épais comme de la fumée [...] Vous avez chassé ce voile obscur. Qui êtes-vous ? » Je suis l’aporie répond Topiarius, l’absence de passage, la difficulté, l’embarras, la pensée aporétique, la deuxième fois quand un seul mot ne suffit pas. Après la plus petite partie de temps qu’il soit possible de mesurer Topiaria passe à sa manière au même endroit. Elle se pose sur un énorme fauteuil sans assise et, Andromède sacrifiée nue sur les récifs, elle s’expose à la voracité d’un serpent. Topiarius jette un regard médusant sur la chose faite de petits mobiliers. Le monstre est transformé en statue de pierre.

Biche pleure. Instruite dans les belles-lettres et ne sachant pourtant pas les déchiffrer, elle cherche un maître pour traduire en clair la grille des 16 carreaux dans laquelle elle est statufiée. Et voilà que Topiaria et Topiarius se trouvent devant la pleureuse. L’un prend les lignes horizontales au travers des pavés de béton. Les lignes verticales sont choisies par l’autre à travers les traits de l’animal. La pointe aigue d’une flèche pénètre la chair à l’interstice de la croisée V-4 du pavement. S’étant ouvert un passage dans la blessure l’artiste et le jardinier parviennent à une caverne où ils aperçoivent un vieillard, vénérable par ses cheveux blancs, en habit de moine. La biche est couchée à ses genoux. Ils pleurent. À force de tant de pleurs et de temps les pavés sont laminés par les sept lettres d’une phrase et la biche devient Biche enfin. « j e t’ a i m e ». Un couple de promeneurs grave la cédule éternelle sur le tronc d’un énorme buis.

23 août 2012
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