Un cimetière, 01 | Benedicte des Mazery & Marie-Grace
UN CIMETIÈRE
11H
Jacques, 42 ANS
Vladimir, 45 ANS
Alors voilà, je me retrouve dans ce cimetière, sombre bien qu’il soit 11h00 déjà. L’obscurité de ce lieu est si profonde que même le soleil n’arrive pas à en faire un endroit chaleureux et gai… Le gris des tombes bétonnées rappelle la mort, ces fleurs fanées, elles, me rappellent l’abandon, ce marbre, lui, me rappelle le cœur glacé de toutes ces personnes ensevelies, en admettant qu’il soit toujours là. La terre a-t-elle été humidifiée par la pluie ou par les pleurs des proches ? Et qui a décrété qu’il fallait être triste dans un cimetière ? Les enterrements ne sont-ils pas fait pour les vivants ?
VLADIMIR
Aujourd’hui, il aurait dû rester couché… Alentour, tout lui crie cela : la porte grillagée, vermoulue, grinçante sous sa poussée, les nuages qui s’attardent au-dessus des tombes, les noms fantômes qui défilent sous ses yeux. Vladimir a l’impression soudain de s’être trompé de route, trompé de porte, trompé de jour.
« Viens »
Pour aller vite, parce que son ton était implorant, le voilà traversant à la hâte ce cimetière où il s’était pourtant juré de ne jamais mettre les pieds. Mais elle a dit « Viens » et sa voix, comme un souffle, si lointaine et si proche… « Viens vite. »
Une allée, puis une autre, sous ses pas les pavés disjoints, durs, briseurs de chevilles. « Vite. »
Il accélère.
JACQUES
Je ne l’avais pas vu mais cet homme au fond me réconforte dans l’idée que tout le monde ne se conforme pas aux règles stupides qui ont fait de ces endroits des lieux froids et dépourvus de joie. Même de dos, je peux voir son sourire illuminer la tombe en face de lui. Il m’apparait à cet instant comme un ange venu éclairer les enfers.
VLADIMIR
La pente est rude mais la ligne, droite. Dans quelques minutes, dix tout au plus, il sera sorti de cet endroit ; il arrivera au pied de l’immeuble d’où elle, de sa voix cassée…
Il se retourne, brûlé par le regard bleu.
« Cours-cours-cours » roucoule l’homme assis sur un banc, la redingote poussiéreuse et les cheveux en bataille, qui plonge ses yeux lavande dans les siens.
« Cours toujours, c’est Jacques qui te le dit », assène-t-il en levant son vieux chapeau au ciel.
Vladimir n’a subitement plus envie de courir, plus envie de marcher, juste de s’arrêter là.
C’est qui, ce type ?
JACQUES
Pourquoi ne pas lui proposer d’aller voir ce fameux match, ça m’éviterait d’y aller avec ma femme qui n’y comprend rien et s’écrit « Oh oui chéri, on a gagné ! » quand on vient de perdre. Je pourrais aussi par la même occasion le présenter aux mecs, qui laisseront avec un peu de chance aussi leur femme chez eux…
VLADIMIR
Un clochard peut-être, dont la tête s’incline maintenant, menton sur son torse, et qui s’endort tranquillement, la bouche entr’ouverte. Vladimir demeure, immobile, à regarder muettement le corps inconnu sombrer dans le sommeil. Et l’évidence s’impose. Il sait ce qu’il va faire. Il ne va pas traverser le cimetière, il va rebrousser chemin, repartir dans l’autre sens ; elle restera seule avec sa millionième supplique, son éternelle exigence. Il va refaire les mêmes pas, sur les mêmes pavés durs disjoints, mais sans se briser les chevilles puisqu’il ira lentement, tranquillement, jusque chez lui, jusqu’à ce lit qu’il n’aurait pas dû quitter, jusqu’à sa liberté retrouvée.
Vladimir : Bénédicte des Mazery