Un roman selon l’ordre alphabétique

Propos du matin et du soir de Naguib Mahfouz a paru en 1987, un an avant qu’il reçoive le prix Nobel de littérature. C’est un de ses derniers romans. Marie Francis-Saad l’a traduit de l’arabe (Égypte) pour les éditions Actes Sud qui l’ont publié en 2002 dans la collection Sindbad. Il commence au Caire par une balade dans les pas du jeune Ahmad :

Le ciel est bleu pur. Sur la place ancienne, qui étincelle sous les feux du soleil, l’ombre des dattiers somnolents traîne çà et là. La place résonne de l’agitation bruyante, ininterrompue, des ruelles du quartier. La place de Beit el-Qâdi regroupe le nouveau poste de police, l’administration judiciaire et l’ancien Trésor public. Ici, le sol est foulé par des pieds nus, des pantoufles clinquantes, des véhicules de toutes les couleurs et des sabots de chevaux, d’ânes et de mulets. Ahmad avance sur cet immense terrain de jeux, où il a eu tôt fait d’oublier son quartier d’origine et la maison de ses parents, située dans la ruelle des Watawit.

À nouveau la place, quelques chapitres plus loin, cette fois en compagnie de Bahîga :

La place de Beit el-Qâdi était le terrain privilégié de ses jeux, qu’elle partageait avec son frère, Labib, et sa sœur, Gamîla. Dès son enfance, des liens d’affection l’unissaient aux enfants de son oncle paternel, ‘Amr. Du même âge que son cousin Qassem, son tempérament calme la rapprochait pourtant de son frère aîné, Labib, et de sa cousine du côté paternel, Samîra. De sa mère Sett Zeinab, elle tenait l’éclat de son teint et la clarté de ses yeux verts. Sa voix aux vibrations chaudes évoquait celle de son père, Sourour Effendi. D’un naturel réservé, elle passait, injustement, pour une jeune fille désagréable, gardienne des traditions, attachée à des principes religieux qui la protégeaient contre les futilités de sa génération.

Des personnages apparaissent sur la place de Beit el-Qâdi et en disparaissent après y avoir joué enfants, rêvé adolescents, donné des rendez-vous amoureux ou professionnels… Elle n’est pas la seule place du roman. Propos du matin et du soir parcourt toute la typologie du Caire : cafés traditionnels, restaurants européens et gargotes des coins de rue, marchés couverts, passages étroits ou larges avenues ombragées d’hibiscus, quartiers des mosquées, des ferblantiers, des teinturiers, bâtiments des administrations, jardins publics, berges du Nil et ses lentes embarcations, avant de pousser la porte de logements insalubres ou de riches demeures aux cours intérieures, chambres et terrasses d’où l’on aperçoit d’autres terrasses où le linge sèche, où se rejoignent et se confient les voisines, où pleurent et se cachent les cœurs déçus. Le roman accompagne son histoire, ses transformations, son développement, sa modernisation.
Même s’ils fréquentent la même place, Ahmad et Bahîga ne se rencontreront pas, n’auront ni à se rapprocher ni à s’éviter. Le Caire est l’espace où se déploie le roman, il n’en est pas le moteur. Et la chronologie pas davantage puisque Ahmad naît, vit et meurt deux générations après Bahîga. Bien qu’il soit le premier personnage à entrer en scène il est son descendant, uni à elle par une relation de petit-cousinage. Du chapitre 1 au chapitre 8 il n’y a pourtant eu aucun flash-back ni récit rétrospectif. Nous lisons un roman : c’est le romancier qui mène la danse, pas le temps. Le temps et la ville forment le cadre, paisible ou oppressant selon les époques, où prend place la vie de chaque personnage, un cadre éphémère, inconstant, imprévisible au regard des générations qui se succèdent.
Le roman se déroule entre juillet 1798, entrée dans Le Caire du jeune Bonaparte et des troupes françaises, et octobre 1981, assassinat du président égyptien Anouar el-Sadate. Selon l’ordre romanesque il s’achève en juillet 1798 :

Il [Yazid] arriva au Caire quelques jours avant l’armée française. Il venait d’Alexandrie, d’une famille de marchands d’épices emportée par l’épidémie. Seul survivant des siens, il détesta la ville et la quitta pour se rendre au Caire. Il avait un peu d’argent et, privilège rare à cette époque, il savait lire et écrire. Il avait reçu une bonne éducation dans une école religieuse, avant d’interrompre ses études pour aider son père dans son commerce d’origine.
Au Caire, il erra quelque temps, désorienté, avant de trouver un logement, dans une maison à Ghoureyya, puis un emploi en tant que caissier dans la régie de Warraq. C’était un jeune homme au corps solidement bâti, à la peau brune, aux traits bien dessinés. Il portait la gallabeyya, la châmla et le turban. Attaché à ses principes religieux et perturbé par la solitude, il aspirait à se marier. Il vit Forga el-Sayyad, qui vendait du poisson, allant de lieu en lieu, et il fut séduit par sa beauté. Avec l’aide son voisin ‘Ata el-Marâkîbi, il entreprit les démarches nécessaires et l’épousa. Elle lui donna plusieurs enfants, dont seuls survécurent ‘Aziz et Daoud.
Yazid el-Masri vécut assez longtemps pour voir naître ses petits-enfants, Rachwâna, ‘Amr [l’oncle paternel de Bahîga citée plus haut] et Sourour [le père de la même Bahîga]. Une nuit, il vit en rêve Sidi Negmeddin, qui lui ordonna de se faire bâtir un caveau, près de son mausolée. Yazid el-Masri obéit, se fit construire le caveau où il fut enterré et qui continue d’accueillir ses descendants, arrivés à la fin de leur vie, aux quatre coins du Caire.

Entre le premier et le dernier chapitre, 183 années s’écoulent pendant lesquelles les existences de 67 personnages se succèdent sur cinq générations non pas d’une famille mais de trois : les Qalyoubi, les Masri et les Marâkîbi.

Le cheikh Qalyoubi, Yazid et ‘Ata se retrouvaient tous les soirs [en 1798], à Darb el-Ahmar, au café Cherbini. De là, ils voyaient parfois Napoléon Bonaparte passer à cheval, sur la place d’Al-Hussein, à la tête de ses troupes. Les trois hommes vécurent les revirements de l’opinion publique, au cours de la campagne française, notamment les deux révoltes du Caire. Yazid faillit trouver la mort au cours de la seconde révolte. Ils vécurent ensuite l’accession au pouvoir de Mohammad ‘Ali, le massacre des mamelouks et la révolution industrielle, sociale, que le wâli Mohammad ‘Ali déclencha dans le pays.

Le lecteur pourra se reporter, en fin du volume, aux arbres généalogiques de ces trois familles entre lesquelles alliances, solidarités, rivalités, amours et trahisons s’engendrent et se multiplient et qui, au fil des générations, s’incorporent d’autres noms, d’autres figures appartenant à d’autres familles. Il sera pourtant vite emporté par cette constellation, cette avalanche d’existences dont certaines, plus longues ou plus éclatantes, constituent des points de repère : ainsi la flamboyante Râdia, de la famille des Qalyoubi, qui épouse ‘Amr ‘Aziz de la famille El-Masri, met au monde sept enfants et meurt centenaire après avoir dispensé sa double capacité à soutenir les faibles et à écraser quiconque s’oppose à elle.

Aînée du cheikh Mo’awia el-Qalyoubi et de Galîla el-Tarâbîcheyya, elle [Râdia] naquit et grandit dans la vieille maison, à Souk el-Zalat. […] Le cheikh veilla à donner une éducation religieuse à ses enfants et Râdia fut celle qui s’y prêta le plus, même si son acquis se limita à savoir prier, à réciter quelques sourates courtes et à jeûner. Mais l’amour de Dieu, du Prophète et de la famille du Prophète avait pénétré dans son cœur. Ce qu’elle apprit de son père ne pesa toutefois pas lourd comparé à l’univers fantastique où sa mère l’introduisit, depuis la vie des saints et leurs miracles jusqu’aux secrets de la sorcellerie et des djinns. Sa mère lui enseigna que les chats, les oiseaux, les reptiles avaient une âme ; elle lui ouvrit le monde des rêves et de leur interprétation, l’initia aux pratiques de la divination et de la médecine populaire, aux visites des mausolées et à la manière de s’attirer la bénédiction des saints.

***

Propos du matin et du soir est découpé en vingt et un chapitres. 21 n’est pas le nombre arbitraire dicté par une narration se frayant son petit bonhomme de chemin entre causes et conséquences pendant deux siècles jusqu’à une résolution ou révélation finale, ou par les actions héroïques ou les déboires d’une figure principale. 21, c’est le nombre de lettres de l’alphabet arabe : de la lettre alif (a ou â quand il est long) comme Ahmad à la lettre yâ’ (y) comme Yazid.
C’est cet ordre-là, l’ordre alphabétique des prénoms des personnages, qui structure le roman. Le premier chapitre, alif, raconte les vies de Ahmad Mohammad Ibrahim, Ahmad ‘Ata el-Marâkîbi, Adham Hâzem Sourour, Amâna Mohammad Ibrahim et Amir Sourour ‘Aziz. Le dernier, yâ’, raconte la vie de Yazid el-Masri. Exit le lieu unique, exit l’ordre chronologique : ce roman adopte la forme d’un dictionnaire. Un dictionnaire d’un genre très ancien puisqu’il reprend la tradition médiévale des « dictionnaires biographiques arabes » [1], explique la traductrice dans l’Avant-propos, mais en la renouvelant, ce qui en fait un dictionnaire d’un genre très nouveau.
Il ne s’agit pas, en effet, d’un dictionnaire des personnages de Naguib Mahfouz comme il existe des dictionnaires des personnages d’Honoré de Balzac ou de Marcel Proust composés a posteriori. Pas davantage du dictionnaire des personnages d’un roman intitulé Propos du matin et du soir. Il n’existe pas, parallèlement à ce dictionnaire, un roman dont les personnages auraient été ensuite classés par la première lettre de leur prénom. Propos du matin et du soir est composé selon l’ordre alphabétique des personnages dont Naguib Mahfouz est d’ailleurs contemporain de la dernière génération. Le roman est le dictionnaire de ses personnages.
On aimerait consulter les carnets de travail du romancier, savoir s’il a commencé par dresser les trois arbres généalogiques avant d’attribuer leurs prénoms aux personnages ou, au contraire, s’il a d’abord esquissé chacune des histoires avant de les regrouper, les croiser, les ordonner. Non sans une certaine malice de sa part : nul doute qu’il s’est amusé à choisir le prénom de Yazid (dernière lettre de l’alphabet) pour le fondateur de la famille des Masri sur qui s’achève le roman.
En l’écrivant, Naguib Mahfouz entame un dialogue critique avec une tradition littéraire arabe. Aux biographies de ceux qui ont vécu il y a plusieurs siècles, il substitue les personnages de sa fiction. Après les notables, les lettrés, les savants, voici le dictionnaire des gens ordinaires, ceux qui n’ont inscrit dans l’histoire que leur vie quotidienne, dont il ne reste aucune trace sinon dans la mémoire de leurs descendants. Après les grands événements historiques, scientifiques, politiques que l’histoire a voulu immortaliser afin de s’en glorifier, voici les épisodes anodins, routiniers, les gestes touchants, les satisfactions ridicules, les tensions au jour le jour entre vie familiale et vie professionnelle, entre rencontre amoureuse et mariage arrangé, entre poids des habitudes séculaires et désirs singuliers de l’individu moderne, les femmes, en particulier, qui s’émancipent peu à peu des sujétions patriarcales, chacun des 67 personnages devenant tour à tour, pour quelques décennies, le personnage principal de sa propre existence.
Naguib Mahfouz prend soin de les situer : « Il [Khalil Sabri el-Moqalleb] était l’aîné de Zeina, la benjamine de Sourour Effendi. Il naquit et grandit dans le domicile familial, à Bein el-Ganâyen, où il vécut, grâce au salaire élevé de son père, dans une aisance relative, par rapport au niveau de vie de son grand-père, mort avant le mariage de sa fille Zeina » ; « Si la place de Beit-el-Qâdi, ses ruelles avoisinantes, ses mimosas lebbecks, ses minarets, ses derviches, ses futuwwas, ses mariages et ses enterrements, ses récits, ses légendes et ses djinns avaient une place dans le cœur des ‘Amr et des Sourour, ils occupaient toute la vie de Habîba, cinquième enfant de Râdia et de ‘Amr Effendi. C’est là que ses sourires, ses larmes et ses rêves puisaient en abondance ».
Et il les accompagne jusqu’à leur dernier soupir : « Elle [Matareyya ‘Amr ‘Aziz] était la première de cette deuxième génération des ‘Amr à disparaître. Du fait des circonstances, les êtres qui lui étaient les plus chers ne la pleurèrent pas comme il se devait. Chadhli, épuisé par ses deuils successifs, avait le cœur usé. Râdia avait quatre-vingts ans et, à cet âge, la tristesse ne dure pas longtemps. Qassem était devenu incapable d’être malheureux ou heureux… Personne ne partagea les larmes et les lamentations d’Amâma [sa fille] » ; « Il [Hâmed ‘Amr ‘Aziz] ne prit conscience de son état que lorsque la douleur devint intolérable. Son épouse et ses enfants étaient à ses côtés. Dans ses derniers instants, il demanda à voir Râdia. Mais elle ne vint pas, non seulement parce qu’elle était centenaire, mais parce qu’elle ne savait pas que son fils était malade, et elle allait mourir sans le savoir. L’homme rendit l’âme, entouré de son épouse et de ses enfants, en pleurs. Mais sa mort ne put tempérer la haine que Chakîra éprouvait pour lui ».
Autant de personnages nommés, identifiés, autant de miniatures qui ne sont ni des raccourcis ni des résumés mais dont chacune creuse une nouvelle tranchée dans l’ensemble du roman, autant de « vies minuscules » portées au grand jour de la littérature par le souci qu’a le romancier de se pencher avec attention sur chacune, de l’envisager, de la raconter comme si elle seule importait — du point de vue de chaque personnage c’est la seule qui importe — et de la tirer du silence.
Ce qui fait la force narrative de Propos du matin et du soir, c’est autant l’imbrication (parfois inattendue) de l’histoire des vies que la répétition (immuable) de situations analogues — naître dans une famille, se marier, travailler, élever des enfants, vieillir et mourir — à travers des circonstances si diverses. Non pour en affirmer la vanité ou l’inanité mais parce que, en matière de roman (peut-être même d’existence), l’alliance du hasard et de l’imagination — un regard croisé au marché, le timbre d’une voix, une balle perdue —, c’est tout. Pour ce faire, Naguib Mahfouz a fait voler en éclats romanesques les lettres de l’alphabet en autant de destinées individuelles.

3 février 2018
T T+

[1Au sujet de ces dictionnaires, lire sur le site de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain l’article de Khaled Kchir « ‘‘Les livres de notables’’. Tentative pour distinguer un nouveau genre biographique du bas Moyen Âge arabe ».