Madman Bovary de Claro aux éditions Verticales

La lecture est une aventure, le lecteur, un aventurier.

« MADMAN BOVARY » est son cri.

Tout commence par une rupture. Le narrateur du dernier livre de Claro a rompu.

« L’instant d’avant : Estée, puis plus rien. »

Cela commence par ce plus-rien-d’Estée, une béance sur laquelle flotte la lecture, position fragile et intensificatrice.

Quand on ouvre le livre, on entre dans une autre dimension : transparence, hyperfluidité, horizons inépuisables, compilation temporelle et spatiale. Et la trouée d’Estée au milieu du passage, vite de la lecture.

Le livre ? Un espace-temps transparent et liquide au milieu duquel le lecteur avance, s’agite, se retourne, se perd, trouve des chemins inconnus et improbables.
Chaque page est une surface de transparence. On s’engouffre dedans, on passe au travers. On transperce la page, les lignes et les mots en laissant une empreinte, en gardant une trace.
Le livre est un hyper-espace [1]. Dès la lecture, dès les premiers effets stylistiques, dès la première phrase

Nous étions à l’étude...

c’est l’entrée dans la matrice, la vraie (n’en déplaise aux wachowskiens), c’est Nous étions à l’étude..., c’est Madame Bovary.

D’où (re)naissance d’une lecture

« La Madame Bovary née de mes lectures bégayantes avait eu le temps de trébucher, de s’écorcher la gueule, d’avoir ses règles, de soudoyer son auteur. De repriser mes caleçons. J’étais nu, désormais, et ne le savais pas. » [2]

... et la naissance lecteur (un lecteur nouveau) né du « oublie-moi » d’Estée :

« Des nations entières nous imiteront, un jour, des armées désarmées, des gueux perclus, des demi-dieux à la sauvette. Il faudra bien en arriver là. Je montrerais l’exemple si j’avais un mot à dire. Ma pipe à casser. Et signerais, tant qu’à faire : Madman Bovary. » [3]

Madman Bovary, personnage et narrateur, est à l’angle du livre, à l’oblique de toute lecture. Il commente l’arrivée de Charles au collège, s’interroge, ne cesse de retourner le problème, la question, l’enjeu ; et progressivement, comme une lente et imperceptible glissade, il entre dans le livre, participe à l’action. Il devient lui-même chair de Madame Bovary.

Effet de contamination.

« Non seulement Madame Bovary figure en moi tel un virus qu’un rien - un imparfait longtemps tenu, un point-virgule de maître d’orchestre - réveille, mais me voilà inscrit dans Madame Bovary, dans son implacable registre, et qui plus est doté d’un statut étrange, puisque ni personnage - c’eût été plaisant - ni décor - nulle transmigration - mais mouvement même de la lecture. Je suis le temps des pages tournées de Madame Bovary. Leur maudit tam-tam. » (p. 27)

Madman Bovary, c’est un renvoi miroirique de Madame Bovary [4], l’expérience inframince et duchampienne d’un lenteur cosa mentale pour qui chaque petite énergie perdue (tourner une page...) alimente la traversée des transparences du texte.

La lecture est une machine désirante, capable d’être qui on veut ou ce qu’on veut du livre : s’identifier à une casquette, une cravache, délirer sur Homais [5], sur le corps d’Emma [6], être jaloux de Rodolphe, etc.

Lecture-jugement, un instantané

« Je repousse Emma. Et comprend qu’elle délire, les bras ceints autour d’un arbre malade, la fièvre mouille ses lèvres, elle a la force du chagrin, auquel je n’entends rien. Ce n’est pas à moi qu’elle parlait, mais à l’arbre, et plus précisément à tout ce que cet arbre n’était pas, à tout ce qu’elle refusait d’être. Pauvre folle. Son Rodolphe n’est qu’un fâcheux élément végétal qu’elle aura pris à tort pour une seyante silhouette et c’est tout. Je sais où je suis, je sais ce qu’il en est, je sais où tout cela va et d’où cela vient. J’étais là, moi - ce qui n’est pas son cas - quand le proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. »

Mais être lecteur, c’est aussi, au milieu de la matière même des phrases et du récit, un mode d’accès à l’auteur.
C’est d’abord un sentiment, une sensation

« Flaubert est là, tout près, comme s’il se savait lu. » (p. 131)

Et soudain, comme pris dans un tourbillon, un appel d’air comme un voyage fantastique, le lecteur en Madman Bovary est littéralement aspiré par Flaubert lui-même.
Ça y est. Soudain on est dans Flaubert. Nouvelle aventure intérieure. On est embarqué.

« Profitant d’une soudaine capillarité, ou plutôt conductivité du papier, je me laisse aspirer, sliourp ! hors du tracé des mots pas encore secs et remonte tel un homme obus le fût tendu de la plume. Parvenu à la jonction des doigts, bon sang ! les doigts de Flaubert ! -, je m’immisce sous les ongles ras, m’enivre de leur brutalité chantante, puis m’enfuie dans les veines minuscules que recèlent les boisseaux de nerfs... » (p. 132)

Et cela continue ainsi, jusqu’au bout. Ecriture sans retenue et sans le moindre essoufflement. Claro nous emmène au bout de cette expérience de lecteur [7], dans les plis de l’écriture.

On ne dira rien du pied-bot. On ne précisera rien de plus d’Homais. On se taira sur les circonstances de l’empoisonnement. Mais Claro nous emporte dans une puissante expérience de lecture.

« On doit, en conséquence, présumer une « compétence » du lecteur, un ensemble de coordonnées permettant de définir la « courbe » de sa lecture. »

Claro écrit cela dans Violence et traduction paru récemment aux éditions numériques publie.net.
La courbe de Madame Bovary dans Madman Bovary, ce n’est pas le détournement. C’est une spirale, et l’intensification infinie d’une boucle musicale (un « maudit tam-tam »), d’un rythme qui emporte au coeur du corps même du texte flaubertien et de l’écriture de Claro.

On retrouve Claro sur son site Le Clavier Cannibale, aux éditions Verticales, sur le Tiers Livre (avec bonus « vu à la télé » !!!) ou encore quelques extraits sur Lignes de fuite (ici et ici ) qui donne d’autres liens.

8 mai 2008
T T+

[1On pourrait rapprocher cette remarque des traductions de Claro, celles de Danielewski, Gass ou Vollmann, mais je crois qu’il faut prendre l’assertion au sens propre. La lecture est prototypie de l’hypertextualité... et le livre de Claro en livre une expérience... anticipant largement William Gibson, et prolongeant peut-être les interrogations d’Hubert Guillaud.

[2Claro, Madman Bovary, p. 18.

[3Claro, Madman Bovary, p. 18-19.

[4Cf. p. 193

[5imaginer ses morts, mettre aux enchères son cadavre, etc. Grand chapitre !

[6le lecteur se fait puce pour aller au plus près d’Emma : « je, puce, m’installe en Emma » (p. 47) et de se rêver clubber-du-corps-d’Emma :

« Oui, le corps d’Emma est une discothèque de province, c’est le Louxor, le Tremplin, le Wake Up ou le Pim’s, bref, un de ces night-clubs où il fait bon s’ébattre et suer sans pour autant recommencer les guerres du Péloponnèse. » (p. 48)

[7entre désespoir dEstée perdue (la séparation est vécue comme une amputation lors de l’épisode de la jambe d’Hippolyte) et, sans doute, quelques remontées d’acides, post-flash animal triste : la vie vie du lecteur, ce qu’il regarde mais aussi comme il voit la page... et même quand, parfois, tout fout le camp cf. p. 165-170