Une ligne animale

Emmanuel Aragon, Prêt à mordre, dessin au fusain sur papier, 50x64 cm.
Étude pour visuel et carton d’invitation de Précipite-toi, exposition personnelle
à l’espace29, Bordeaux, sept/oct 2010.

ESPACE29 présente PRECIPITE-TOI, une exposition d’Emmanuel Aragon.
Vernissage ce vendredi 17 septembre à 19 heures.

article sur PARIS ART

 


Emmanuel Aragon
http://www.espace29.com/les-ateliers/emmanuel-aragon/
http://emmanuelaragon.canalblog.com/
http://artists29.ning.com/profile/aragon

 

Emmanuel Aragon est sélectionné pour concourir au
Prix Opline dont l’invité d’honneur est Roman Opalka.

Yvon Lambert présente Passages, une exposition de Roman Opalka, dans les deux espaces de la galerie à Paris et à New-York.

Les deux livres cités dans la deuxième partie de la chronique appartiennent à la collection « Fiction à l’œuvre  » publiée par le Frac Aquitaine et les éditions MIX :
– Noëlle Renaude, De tant en temps , Éditions MIX, Frac Aquitaine, 2010
– Daniel Foucard, ONE , Éditions MIX, Frac Aquitaine, 2010
Cf. le site du
FRAC Aquitaine
et sur le site des éditions MIX


Emmanuel Aragon est l’auteur des phrases écrites et dessinées en petites capitales et reproduites avec ce même caractère dans la première partie de la chronique.

Les mots marqués d’un astérisque sont référencés dans un index des béquets.

Le béquet n°2 (le troisième) aborde la question du territoire

 


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Béquet n° 2

 

« Nous causerons ce soir ? » demande PIERRE BEQUET. Après le dîner, ou comme la femme à qui il s’adresse le dit, après souper, ils causent. Ils aiment beaucoup causer.

Leurs paroles, le jour, existent relativement à leur usage. Ils les écrivent sur un mur blanc au charbon à dessin. Ils leur donnent une forme de ligne. Avec un maximum d’efficacité en un minimum de gestes, la chasse des lettres sert à faire avancer l’action. Elle dessine l’espace

TU VIDES TON CŒUR COMME SI DE RIEN
DES PETITS ETONNEMENTS INCESSANTS

au "saut de mur" la femme a l’intuition d’une apostrophe accentuée : « précipite-toi ! »

Elle fonce dans le moindre interstice. Les incartades des petites capitales sans accent bousculent ce qu’elle croit écrire et effacent tête et queue de la phrase. Ne reste qu’un souvenir de chasse : un blaireau* qui virevolte sur un sentier dans un nuage de poussière noire.

PIERRE BEQUET rencontre dans une forêt de pins un blaireau prêt à mordre à dormir contre n’importe qui. L’animal fouisseur trace dans le sable noir des lignes qui marquent son territoire. Le sens des lignes est de passer. Il y a rencontre dans la ligne de l’énoncé. L’animal ne sort de son terrier que le soir pour aller à la recherche de nourriture et déféquer.

Mais le soir, ils causent.

Causer ça ne sert à rien. Les mots chassent et ne prennent rien. Loin des lignes qui s’appliquent à passer et du blaireau qui fortitre, des paroles inutiles parcourent un territoire inoccupé et dessinent une carte qui ne le recouvre pas.

Comme seuls les écarts font rêver la femme, elle dit :

« Tu as encore laissé ton blaireau dans la mousse. »

 

Ainsi, c’est une dimension d’acte privé − et même intime [la mise en mousse d’une pilosité avant rasage] − dans un espace localisé, que le blaireau déploie, et non le périmètre d’un territoire public − et même globalisé [un espace d’exposition] − qui est mesuré.

Qu’il soit pinceau à barbe, petit mammifère carnassier, dessin de Laurence Skivée [1], concept d’Emmanuel Hocquard ou Morale élémentaire, un blaireau* est une chose qui n’est rien en particulier. Elle provient d’un cabinet de toilette, d’un terrier, d’un site d’artiste, de Ma Haie 11, 13, 84, 168, 176, 180, 268-270, 554-559

et de la page 28 des Temps traversés [2]
pour cause de « présence réelle* » et de « lettres meslées ».

Lorsque le substantif féminin cause « ce qui produit un effet » est considéré comme déverbal du verbe causer « parler le soir avec PIERRE BEQUET de manière intime », la possibilité de matérialisation d’un béquet dans un blaireau a lieu dans un espace "déterritorialisé".
Un lieu n’est rien d’autre qu’une rencontre.

[Je ne me suis pas appropriée les "écritures-dessins" d’Emmanuel Aragon pour vivre une fête nocturne après vernissage, décrire des livres d’artiste ou rendre sensible la montée-en-tension-des-phrases-dans-l’urgence-de-l’inscription-sur-le-mur,
je fais plutôt,
à l’instar de l’artiste,
“causer” deux figures douées de pensées :
–« écritures-figures », comme le dit Louis Marin
–« alphabet, propriété de tout le monde », comme le dit Casanova
j’expérimente in actu, le jeu des lettres

“en action”, car le verbe "expérimenter" pris en dehors des conditions d’expérimentation n’éclaircit pas un nuage de poussière noire]

J’active les « énoncés d’art » [3] d’Emmanuel Aragon hors de leur lieu de mise en actes : l’exposition.

 

Conditions d’expérimentation et d’activation

Le 2 juillet 2010, présentation à la librairie Olympique [4] en présence des auteurs, des éditeurs et d’un grand nombre d’auditrices et d’auditeurs, de deux livres de la collection « Fiction à l’œuvre » publiée par le Frac Aquitaine et les éditions MIX :
–« De tant en temps » de Noëlle Renaude (72 pages)
–« ONE » de Daniel Foucard (72 pages)

Moment favorable s’il en est de « mixer du sens » (DF), de faire passer quelque chose de plus que des phrases, de se mêler de tout et de n’importe quoi, de faire penser en donnant des instruments de pensée, d’emmêler un essai dans une fiction, de procéder comme un enfant par transduction, de penser avec l’art et de créer avec la recherche théorique, de faire des espaces d’écriture qui sont des espaces de vision, de n’exister qu’entre les lignes, de ne voir qu’entre les mots, de n’aimer qu’entre les lettres, de travailler à profusion « des matériaux de mineur de fond » (EA), de jouer et d’être le jeu de toutes sortes de mystifications, d’ambiguïtés et d’ambivalences, et que ça [5] marche

ça change la donne

ça précise la question du territoire

Quelque chose en moment donné relie l’histoire de PIERRE BEQUET et l’espèce de court “essai critique” qui la suit.

Roman Opalka dit que cette “chose” est Passages. Passage par l’art, passages « en pensant par l’art » [6] une chose qui relève des faits de l’art [dit avec un accent bordelais, on peut entendre « d’effet »].

 

Faits

Le 2 juillet 2010 les Détails d’Opalka éprouvent la fusion de la forme et du fond en « présence réelle* » [7] de Noëlle Renaude qui inscrit son territoire d’écriture dans La Somme.

1965 Roman Opalka peint le chiffre UN avec un pinceau n° zéro en haut à gauche d’une toile qu’un homme de taille moyenne peut porter les bras écartés.

2010 Daniel Foucard publie un livre intitulé « ONE » [a priori aucun rapport avec la peinture du chiffre « UN » au pinceau n° zéro, mais je reparlerai de l’événement* lié à cette lecture au cours du quatrième béquet qui abordera la question de l’événement] qu’une femme de petite taille peut porter à bout de bras.

2010 Noëlle Renaude regarde la somme des nombres peints, déplace leur surface d’inscription et modifie la durée de l’Histoire. En changeant de format, elle perturbe le sens et procède devant l’image à un tournant sémantique. De tant en temps est un art de la découpe, « un autre mapping du réel » [8], la fragmentation d’un territoire :

« Un jour on découpa la Somme et on la nomma ainsi, Somme, mais bien avant ce jour-là, on avait déjà découpé le temps en fragments (...) » etc., etc. [9]

Le territoire de l’écrivain de théâtre est une scène qui n’abolit pas la surface mais qui la travaille au gré des multiples relations intérieures des acteurs menés par des faits extérieurs. Le jardin est le même, ET PUIS UN MATIN « C’est tout blanc, dit Jacqueline, de la neige ? » (De tant en temps, p. 60)

L’échelle des nombres inscrits du « peintre de la durée » dépend du format du tableau, toujours le même : 195 cm x 135 cm. Le temps est mis en scène en ajoutant, à chaque nouveau Détail, environ un centième de peinture blanche et en disant à haute voix, en polonais, les nombres peints − vers 999 999 à 1 million − avec un autoportrait qui vient s’ajouter à chaque Détail, ET PUIS UN MATIN « C’est tout blanc … »

« À cause du charbon tendre juste ce qu’il faut » (EA), c’est au pied du mur que l’artiste trouve l’échelle des lettres, « sans essai, par instinct. » (EA) Dans l’Espace 29 une ligne d’écriture, un sentier de poussière noire, conduit une recherche ne sachant pas à l’avance vers quel terme elle se dirige. Elle invente une surface de durée au fur et à mesure qu’elle progresse à la manière d’un limier : une ligne animale.

 

Écritures

L’écriture de Noëlle Renaude pourvoit à l’espacement de personnages qui s’occupent d’ affaires ordinaires et de mobilité : « Marie-Thérèse (…) la tête appuyée sur sa main (…) le coude posé sur un coin de table se demande si on est jeudi ou bien vendredi et si les enfants sont assez couverts et si la neige va enfin s’arrêter de tomber (… ) » (NR, De tant en temps, p. 28). Il y a des petits bouts d’espace où il neige, l’un de ces bouts est appelé la Somme.

Comme ne manque pas de le souligner Jean-Yves Jouannais, les veuves de la Grande Bataille de la Somme n’ayant jamais fini de pleurer sur ce nom de fleuve [et de département], le poids des larmes produit un effondrement de terrain. Une faille sur les pointillés frontaliers d’une carte administrative de France disperse les flux des "tués à l’ennemi" en réseaux de sens qui se combinent : « the map is not the territory ». Il y a longtemps qu’on n’apprend plus par cœur, à l’école, la liste des départements et que les lignes vespérales des animaux fouisseurs ont été effacées par les autoroutes.

Sur les murs de la galerie d’art, les lignes ne se suivent pas, elles s’accouplent. L’acte d’amour et l’écriture de poussière noire ne donnent pas d’avance à l’espace une garantie de représentation. Comme un chasseur, l’artiste va vers quelque chose de vivant, « vivant comme peut l’être un spectacle vivant ». Emmanuel Aragon pense souvent à Claude Régy qui dit que les spectateurs voient mieux quand il n’y a rien à voir et quand l’écriture est libre de créer ses propres images et de suggérer ses propres territoires.

[Pour ne pas privilégier l’aspect visuel et matériel de l’exposition, au détriment des multiples questions qui l’animent, j’ai écrit ce béquet n°2 avant d’avoir visité l’Espace 29, grâce aux descriptions communiquées par l’artiste et à une documentation en images dont la photographie ci-dessous « TU VIDES TON CŒUR » prise par Emmanuel Aragon dans l’espace d’exposition en cours d’installation. (Courtesy de l’artiste.)]

17 septembre 2010
T T+

[1

Blaireau, Laurence Skivée

[3Cf. article de Jean-Baptiste Farkas et Ghislain Mollet-Viéville, « À propos des “énoncés d’art ” »
in, revue Critique août-septembre 2010, 759-760, À QUOI PENSE L’ART CONTEMPORAIN ? , pp. 719-734.

[4à Bordeaux

[5dans les règles d’écriture de Daniel Foucard, “ça” est un mot interdit

[6Critique, ouvrage cité note 3, introduction Élie During et Laurent Jeanpierre, pp 643-646

[7« 1643
*Présence réelle : on se souvient que ce terme, dont l’ Église a continûment usé, désignait la présence réelle du Christ dans l’hostie bénie par un prêtre. Les protestants, en revanche, ne voient dans la cérémonie de la cène qu’un acte symbolique, destiné à souder entre eux les croyants. Étrange et sanglante ironie de l’Histoire, que cette religion de l’amour, et tout particulièrement la célébration de la Cène, censée être un moment de paix joyeuse et d’union profonde entre les différents participants, ait débouché, comme elle l’a fait, sur des haines, des supplices, des meutres et des guerres affreuses, en beaucoup plus grand nombre que l’“immoralité” sexuelle (ou plutôt que l’on nomme immoralité, qui n’est rien que l’exercice des pulsions les plus élémentaires) des peuples polythéistes. »
Michelle Grangaud, ouvrage cité, p. 152-153.

[8Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973, pp 47-48 de l’édition 2000

[9Lire dernière de couverture de De tant en temps ci-jointe.