"Une tombe n’est rien mais un tombeau."

La robinetterie de laiton verdi, bientôt centenaire, est
toujours vaillante. Les tapis persans sont propices aux déplacements
dans le temps comme dans l’espace. À la rêverie
géographique et démographique. Allongé dans l’eau chaude,
le fantôme du futur allume une cigarette et entend le vent
balayer les arbres du parc. Sept milliards d’hommes peuplent
aujourd’hui la planète. Quand c’était moins de deux, au début
du vingtième siècle. On peut estimer qu’au total quatre-vingts
milliards d’humains vécurent et moururent depuis l’apparition
d’homo sapiens. C’est peu. Le calcul est simple : si chacun
d’entre nous écrivait ne serait-ce que dix Vies au cours de
la sienne aucune ne serait oubliée. Aucune ne serait effacée.
Chacune atteindrait à la postérité, et ce serait justice.
Une tombe n’est rien mais un tombeau. Écrire une Vie
c’est jouer du violon sur une partition. L’un vécut depuis
le Second Empire jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale,
l’autre à trente-sept ans tomba de cheval. Chez ces deux-là
la même frénésie de savoir et de partir, de quitter les petites
bandes des pasteuriens ou des parnassiens. Le goût des aubes
ensoleillées et de la navigation maritime, de la botanique
et de la photographie. « Je viens de commander à Lyon
un appareil photographique qui me permettra d’intercaler
dans cet ouvrage des vues de ces étranges contrées. » Mais
le curieux album sur le pays des Gallas, c’est Yersin qui
l’écrit sur le pays des Moïs. Chez ces deux-là, à l’autre bout
du monde, une idée toutes les cinq minutes. Importer des
mulets de Syrie en Éthiopie ou des vaches de Normandie en
Indochine. L’aventure de la science, « la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! ». Le goût des mathématiques.
La somme des angles d’un triangle est toujours égale à deux
droits. La poésie devrait être ainsi. L’alexandrin qui lui vient à
la fin d’une lettre à Fanny. Le vers à la fin duquel pourraient
défiler tous les verbes à l’infinitif. Parce que ça n’est jamais
une vie que de ne pas…

Pendant que Yersin prépare ses expéditions, c’est la chute
de cheval à Diré Daoua. L’ami grec Righas écrit que Rimbaud
« se luxa le genou et fut déchiré par un piquant de mimosa ».
Ils ont cela en commun, la solitude et de s’en aller voir ailleurs
et d’avancer en tête de leurs caravanes, de faire mieux et plus
grand que les pères absents. D’aller plus loin que les pères
inconnus dans la science et dans la géographie. Pour l’un le
microscope et le bistouri trouvés dans le grenier de Morges.
Pour l’autre le Coran et la grammaire arabe trouvés dans
le grenier de Roche. C’est aller plus loin que le capitaine
Rimbaud de la petite bande des sahariens que d’ouvrir une
voie d’Entotto à Harar. C’est aller plus loin que l’intendant des
Poudres que d’ouvrir une voie de Nha Trang à Phnom Penh.
Et les chaleurs atroces et la soif, c’est aux femmes qu’on les
dira, à la mère et à la sœur sédentaires qui jamais ne quittent
la Suisse ni les Ardennes, en occultant le prénom, signant
brutalement, comme des pères, l’un Rimbaud l’autre Yersin.
Ne pas avoir découvert le bacille de la peste le condamnerait
à mourir explorateur inconnu parmi les milliers d’explorateurs
inconnus. Il suffit d’une piqûre au bout du doigt comme dans
les contes de fées. Mais c’est toujours ainsi la vie romanesque
et ridicule des hommes. Qu’on soigne la peste ou meure de
la gangrène.


Merci à Patrick Deville et à son éditeur de nous donner (dans le cadre de sa résidence avec la Cédille à l’Institut Pasteur) l’autorisation de publier cet extrait.

(Peste et Choléra, Patrick Deville, Seuil, coll.Fictions et Cie, 2012, 219 pages ; (21 x 14 cm), EAN13 : 9782021077209)

7 septembre 2012
T T+