VI. L’été des médusés

Ce texte est une version de travail du Bonhomme Pons, qui a pris ensuite une forme différente en vue de sa publication en volume, aux éditions Belfond, en septembre 2014.



L’été 73, il faut l’imaginer, puisqu’ils s’étaient retrouvés toute une bande en Ardèche, une vingtaine au moins, dans une ferme retapée par trois enseignants parisiens qui projetaient vaguement de s’y installer un jour ou l’autre. Il y avait là des couples avec ou sans enfants, des adolescents en déroute, des femmes mûres en robes indiennes, des hommes dénonçant la violence masculine, des routardes de passage, des fanatiques de Hair convertis au flower power, sans oublier deux ou trois révolutionnaires tâchant d’oublier l’amère désillusion des lendemains qui déchantent... Certains se connaissaient de longue date, d’autres pas du tout, quiconque présentait bien suivant les critères du lieu pouvait poser son sac à sa guise ; c’était la maison ouverte, sans serrure qui ferme sinon celle de l’ancestrale armoire aux clés dont on avait pris soin d’égarer la sienne, de clé. Les enfants dormaient pêle-mêle dans une grande pièce à l’étage, de temps en temps une bonne âme les passait sous la douche, un tuyau suspendu dans la cour du bas, à peine amélioré d’un pommeau d’arrosoir. Faisant fi des convenances stérilisantes, on s’embrassait bouche à bouche, les joints tournaient dès le matin, ceux qui avaient de l’herbe ou du tabac partageaient, tout le monde tutoyait tout le monde, quand bien même quelques-uns butaient parfois sur le commencement d’un « vous » qui leur flambait le visage comme un aveu désastreux.

Alors, évidemment, vu d’aujourd’hui, c’est difficile à imaginer, et puis ça peut faire sourire, a concédé René Teillaud devant mon magnétophone. Comme quand tu lis ce bouquin d’Annie Ernaux, là, paru il y a deux ou trois ans... Oui, c’est ça, les Années... un bon bouquin d’ailleurs, bien écrit, non ? Même si elle force le trait, tu vois, en l’occurrence... Du moins on bronzait pas idiots sur les plages, nous autres, on n’allait pas grossir les flots de touristes ahuris à Palavas... Bon, c’est vrai que c’était tout pareil, cet été-là, les mêmes discussions sans fin en épluchant les légumes, l’avortement, l’autogestion, la créativité, l’éducation alternative des enfants, le yoga, le Larzac et Lip et j’en passe... N’empêche que les gens ils voulaient atteindre autre chose, ils refusaient de chercher leur petit bonheur analgésique dans la possession des choses, tu vois, ils voulaient se réaliser, être en harmonie avec eux-mêmes, au moins ils essayaient... Alors, oui, on peut se moquer, penser que la poterie ou le tissage c’est pas tout à fait pareil que la musique ou la poésie, mais, bon... Il se passait des choses, tout de même... une résistance au formatage industriel, tu vois, on en aurait tellement besoin... Et puis, une libération, on dira ce qu’on voudra. Le soir, une fois qu’on avait enfin envoyé tous les mômes au pieu... ce qu’on pouvait parler, putain ! C’est vachement important la parole, échanger, partager les doutes qu’on peut avoir en secret, pas s’ laisser enfermer dans la culpabilité... Est-ce que c’est normal, la masturbation, se demander si on n’a pas des penchants homo, tout ça, quoi, c’était nouveau d’en parler... Les mots sont des actes, on en avait conscience, alors, à lever tous ces tabous qui pesaient des tonnes... même les femmes se sont mises à parler de leur sexualité... de leur fantasme, tu vois, de leur difficulté à jouir... leur premier orgasme, l’intérêt pour le tantrisme, c’était vraiment vraiment nouveau tout ça...

S’il se plaisait dans cette ambiance, Pons ? Ecoute, il était un peu réservé, du genre j’attends discrètement qu’il y ait personne dans la cour pour me doucher, tu vois, des trucs comme ça, vieilles pudeurs... Mais il jouait le jeu. Le soir il prenait sa guitare, c’était pas franchement son truc, je crois, les conversations alanguies, ou alors c’était sa façon à lui de parler, peut-être, même si on lui réclamait pas souvent ses propres chansons, à sa place ça m’aurait un peu énervé... plutôt Comme un arbre dans la ville de l’autre zig, là, Le Forestier, Mrs Robinson, ou Imagine, de Lennon, bien sûr, même à la guitare on finissait tous par reprendre, épaule contre épaule... Imagine there’s no heaven, It’s easy if you try, No hell bellow us, Above us only sky, Imagine all the people living for today... Bon, après, c’est vrai aussi que le soir, on allait dormir au petit bonheur dans l’ancienne magnanerie, tu vois, pour la plupart la question c’était plus ou moins savoir si tu allais te tourner à droite ou à gauche pour faire l’amour, ou rien, et lui, de fait, il avait pris le pli de se coller contre le mur... Faut pas croire, pour autant, hein... On pense toujours que les personnes laides n’ont pas de vie sexuelle, mais c’est du préjugé, ça. Ce qu’elles n’ont pas, c’est une vie amoureuse, la tendresse, sa manifestation publique... C’est bien ce qu’on a vu, cet été-là. Pas qu’il ait pas couché, non. Ça n’empêche pas la solitude...

Il a fallu l’écouter longtemps, René Teillaud et ses tu vois d’aveugle, pour comprendre qu’un étrange drame s’était joué dans la ferme ardéchoise, ce mois d’août 1973. Parce qu’ils avaient beau se coucher au petit bonheur, la quête d’un bonheur agrandi en entraînait certains dans d’étranges ballets, sous la lumière des étoiles. Teillaud, par exemple, il semble qu’il en avait surtout après une jeune comédienne venue cuver un terrible et inépuisable chagrin d’amour, alors entre deux effondrements elle voulait bien essayer, faire un effort... Tu parles... une garce, en fait, une allumeuse, si tu veux mon avis, a craché Teillaud en ouvrant une nouvelle cannette, du grand cinéma... comme comédienne elle avait du talent, pour sûr, trois semaines avant que je comprenne... Elle se laissait approcher, tout ça, mais chaque fois c’était pour en arriver aux larmes... elle pouvait pas, mais c’était pas ma faute, ni la sienne, pas du tout, du tout, tu vois, c’était comme si le corps de son bien-aimé s’interposait, elle disait, ou son fantôme, alors elle pleurait, elle s’excusait, c’était plus fort qu’elle, mais reste, reste un peu, garde-moi dans tes bras... Heureusement j’étais pas exclusif... Pas comme ce jeune couple, là, qui faisait bande à part, si j’ose dire... Ils avaient pas vingt ans, eux... Ah... c’est pas un très beau souvenir, mais ça concerne Pons, tu vas voir... Lui, c’était le fils d’une des profs, venu avec sa petite copine, ils étaient tout timides, tu vois, inconscients de leur beauté, frais comme des roses... toujours collés l’un à l’autre, totalement fusionnels, on les appelait les inséparables, on se moquait gentiment, d’abord, et puis... Voilà, ils étaient quelques-uns, les copines de la mère, puis un type d’une quarantaine déjà, le genre un peu lourd, à leur faire des remarques de temps en temps, arrêtez de la jouer perso, faudrait peut-être penser que les autres existent, jusqu’au soir où, l’herbe, l’alcool aidant... Tout le monde leur est tombé dessus, au prétexte que c’était insupportable, à la fin, cette façon de s’agripper l’un à l’autre, deux bouées dans un océan d’indifférence... qu’est-ce qu’ils croyaient, qu’à force de s’emmêler comme deux larves ils finiraient par faire un seul papillon ? Au fil de la nuit, même la mère du garçon s’y est mise, façon psychanalyse sauvage, tu vois... elle va pas s’envoler, ta copine, arrête donc de la traiter comme une chose, un doudou, c’est pas un objet transitionnel, c’est gênant à la fin, on n’en peut plus de tes manifestations permanentes de petit propriétaire que tu nous imposes, là, au prétexte de nous la jouer tourtereaux... c’est vrai, quoi, on n’est pas des pigeons, a enchaîné un type... bref, la surenchère, tu vois... Les deux gamins, ils étaient là, à plus oser se blottir dans les bras l’un de l’autre, à rougir, à culpabiliser... Ils ont décidé de se comporter normalement, pour une nuit, je veux dire, de se séparer... C’est bête, hein... Comme s’ils avaient quelque chose à prouver, tu vois... Aux autres, à eux, je sais pas... Et elle, ni une ni deux, elle est allée faire ses preuves droit dans le plumard du plus laid de la compagnie, droit sur Pons. Est-ce qu’elle voulait montrer qu’elle était suffisamment libre pour le faire avec n’importe qui, et son copain pour l’accepter ? Est-ce qu’elle pensait que Pons était trop moche pour ne pas être complaisant ? Va savoir... Toujours est-il que, comment te dire... voilà que toute la magnanerie... dans le silence, au beau milieu de la nuit... elle s’est bientôt mise à hoqueter, haleter, on ne savait pas trop, tu vois, tous on écoutait, dans le noir... de plus en plus fort... on a entendu Pons protester à un moment, ah non, alors, c’est trop tard, un truc comme ça, et puis du grand déménagement, je peux te dire, ça secouait, une vraie locomotive, pas du tout tantrique le bonhomme... tout le monde écoutait... Une alternance de hurlements, de hoquets de larmes... Des hurlements de plaisir, tu vois, mais va savoir au juste... Quand ça s’est enfin calmé, on l’a entendue sortir, deux trois couples improvisés ont pris le relais, plus discrètement, et puis on s’est tous endormis. Mais figure-toi que le garçon, lui, il s’était fait la malle. Humilié peut-être, je sais pas... Elle a passé le reste de la nuit à le chercher... Au matin on l’a retrouvée dans la cuisine, assise par terre contre le mur, prostrée, secouant la tête pour refuser du café, des paroles, de l’eau, une tartine... Pons a fait son entrée... bonjour tout le monde, il ne pouvait pas s’empêcher ce genre de formule à la con... Quand la fille a redressé la tête, l’a regardé... Déjà qu’elle était ravagée, tu vois, la voilà qui part en vrille... Une allégorie de la désolation... Crise de larmes, de nerfs, plutôt, toutes les femmes qui se pressent, maternelles, les yeux humides, allons allons ce n’est pas si grave, il va revenir, on est toutes passées par là, elle nous ferait pleurer, cette toute petite fille, elle est si petite, mais allons, ça va aller, ça va aller, et toutes à te jeter de ces regards torves au pauvre Pons... il fallait un coupable, forcément c…˜était lui, c’était le bouc, le monstre, la bête aux sabots fourchus... Pas tenable, si tu te mets une seconde à sa place... Même si à mon avis certaines en sari, du coup... Mais bref, gros malaise... Je dois avouer que pas plus qu’aucun autre je n’ai essayé de lui parler, ce jour-là... Il s’est tiré sans rien dire, à l’heure de la sieste... Sa guitare sur le dos, son sac entre les jambes, tu vois, sur son scooter, avec ce casque bol qu’il avait, d’un ridicule, je te jure ! Tu imagines ? En 73, un casque et des lunettes, là, genre aviateur, au mois d’août, en Ardèche !

A recouper les informations dont je dispose, cette brutale humiliation le renvoyant une fois de plus à sa laideur fut le déclencheur d’un événement considérable dans la vie de Pons. C’est qu’ayant enfourché son scooter en vibrionnant d’une rage qui englobait l’Ardèche, le Larzac, les femmes libérées, les vieux beaux concupiscents, la dictature intime de la sexualité, son incapacité à y résister, et puis les journalistes, les producteurs, son père qui l’avait conçu trop vieux, sa mère qui l’avait abandonné trop jeune, son inénarrable inanité et en définitive le monde entier, il avait roulé sans s’arrêter jusque Roanne, bien décidé à ne béquiller qu’à la porte du restaurant des frères Troisgros, où tout oublier. C’était sans doute le seul endroit au monde où il pourrait se laver de la poix ardéchoise, c’était la promesse du Léthé qui vous rend à la vie, plus il avalait les kilomètres mieux il s’en persuadait, la panse douloureusement vide, tournant la poignée des gaz, il en salivait d’avance. Rien n’aurait pu entraver sa gourmandise, pas même la petite voix de la raison qui s’essoufflait à le poursuivre - s’il s’en fichait bien, d’y dépenser plus en une soirée qu’en trois semaines à remâcher des grillades et de la ratatouille au milieu d’ahuris ! La ratatouille ! Tous les soirs la ratatouille ! Pas oublier les végétariens... je t’en ficherais, des végétariens ! Alors que lui... Des mois qu’il avait le numéro de Gault et Millau dans son sac, des mois qu’il en rêvait, n’osant pas s’y rendre seul, fantasmant le jour où il y emmènerait une amoureuse tout en lisant et relisant les menus, « le meilleur restaurant du monde » disait la Une, rien de moins, et l’on y voyait les deux frères, Pierre et Jean, s’activer aux fourneaux un sourire dantesque aux lèvres, le dessinateur leur avait ajouté une discrète auréole surplombant la toque, c’était la touche décisive. Surenchérissant aux trois étoiles du Michelin, Gault et Millau se proclamaient en somme les premiers apôtres des Troisgros, et Pons en fidèle lecteur y courait découvrir la nouvelle cuisine comme le converti court aux fonts baptismaux, mais tous les sens en alerte. Et de fait, ce fut une illumination. Dès les amuse-bouches dégustés dans le confort du salon ou lire et relire la carte, écouter les commentaires de Pierre Troisgros en personne, les conseils du sommelier, cette montée des eaux à la bouche... Lui qui avait toujours été gourmand, qui faisait partie de ces êtres qui ont découvert dans la petite enfance la possibilité de chasser l’angoisse comme on chasserait le vide à se remplir le ventre, n’avait jamais pensé que cette mauvaise habitude, comme il disait, puisse atteindre à semblables délices... A le raconter, des décennies plus tard, l’illumination lui en ressortait par les yeux, alors qu’il retrouvait comme en écho la paix inédite descendue sur lui tandis que montait de son assiette le fumet des écrevisses aux olives vertes, voilées de lard ; incapable de s’en tenir à la pauvre réalité des noms communs, son récit prenait une dimension mythologique pour tenter de décrire le pigeonneau en bécasse accompagné d’un crozes-hermitage de 1967, l’explosion en bouche, la béatitude par le palais... Il retrouvait l’enfance de la sensation, à n’être plus que ses papilles, son œsophage, son estomac ; à cet instant il avait déjà tout évacué de la nuit précédente, de la tyrannie de la chair, enfin vaincue par la bonne chère. Au café, après la Tarte sublime au chocolat et à la poire accompagnée d’un verre de château d’Yquem 1967 qui l’avait laissé sans autre préoccupation que l’étrange prétention de ce mot de sublime à caractériser les portes du paradis, il s’oubliait lui-même, livré à la plus savoureuse des digestions dans l’inertie de toutes ses facultés intellectuelles, goûtant sans l’ombre d’un remords l’ivresse envoûtante de n’être plus que son second cerveau, placé quelque part entre le diaphragme et l’estomac.

Oui, et je crois bien que c’est ce soir-là, en fumant une cigarette anglaise à la fenêtre de sa chambre qui donnait sur la désormais inoubliable petite gare de Roanne, que Pons eut une ultime révélation gastrique avant de dormir comme un bienheureux : il s’agissait de prendre le mal par la racine, d’en finir avec le tracas sexuel, de ne plus jamais considérer son propre sexe autrement que comme un fruit blet, prêt à tomber de l’arbre ; il s’agissait de tracer une croix noire et définitive sur l’hypothèse de l’amour, puisqu’il lui fallait bien en convenir, que c’était elle, cette fichue hypothèse chaque jour plus dévastatrice, qui l’avait conduit à accepter l’invitation ardéchoise, dans l’espoir délirant d’y rencontrer, sinon l’âme sœur, du moins une fille pas trop regardante pour lui témoigner un zeste de tendresse, aimer sa musique, l’aimer lui, qui sait... Indécrottable naïveté ! Il fallait s’en débarrasser, trancher, en finir. Et puisque la gourmandise a toujours été le péché véniel des moines vertueux, et d’ailleurs le seul moyen de le demeurer, vertueux, et bien, soit, il s’y précipiterait comme il s’était jeté dans l’adoration des œuvres d’art et dans son culte pour la musique. La bonne chère et la brocante seraient pour lui la monnaie d’une femme, les deux mamelles où continuer à puiser le désir de vivre, pourtant.



27 juin 2012
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