VIII. L’inconnu de la Seine
Oui, le hasard était grand, déjà, d’avoir voulu qu’il traverse la Seine à pied, ce jour-là, son scooter en réparation, pour aller chercher le métro du côté de Châtelet, du moins la ligne y était-elle directe. Les pensées aussi lourdes et polluées que l’eau de la Seine, il ne pouvait s’empêcher d’y revoir en boucle la séquence désagréable qui avait gâché son excellent déjeuner chez les Camusot. Une fois de plus à ses dépens, la maîtresse de maison, cette langue de vipère, avait démontré sa capacité stupéfiante à produire pourtant des couleuvres, entre poire et fromage, des couleuvres dont la taille défiait l’imagination et surtout son estomac, et qu’il lui fallait bien avaler, cependant, puisqu’il n’avait rien dit, pas protesté, admis tacitement les jugements péremptoires qu’elle avait déployés avec une ironie cinglante à seule fin d’affirmer que Michel Polnareff était décidément dénué du moindre sentiment musical. Comment Pons avait-il pu se montrer si servile qu’il n’avait pas même protesté ? Son admiration ancienne pour l’auteur de L’oiseau de nuit était connue de tous, à cette table. Il aurait voulu disparaître, cet après-midi-là du printemps 2003, marchant en pleine lumière sur le pont au Change, s’effacer pour effacer avec lui le souvenir de cette séquence qui le poursuivait, Françoise Camusot suspendant la louche au-dessus de la crème anglaise alors qu’il s’apprêtait déjà à tendre son assiette, allons, mon cousin, et elle insistait sur ce mot cousin qu’elle répugnait d’ordinaire à employer, allons, mon cousin, toi qui connais la musique, ne me dis pas que tu me donnes tort...
C’est en s’écartant brusquement du parapet comme on chasserait une nuée d’idées urticantes que Pons avait involontairement heurté de l’épaule celui qui devait devenir plus que son ami, une moitié de lui-même, son bâton de vieillesse. Surpris de voir se peindre sur le visage l’un de l’autre une étrange impression de déjà-vu, les deux hommes s’étaient contentés de balbutier les mêmes mots timides en guise d’excuses alambiquées, Pons désignant du doigt la partition que son vis-à-vis serrait sous le bras, vous êtes donc dans la musique, vous aussi ? Ce n’est qu’après qu’il eut repris sa marche que les contours biscornus du visage de l’inconnu étaient peu à peu venus se fixer devant les yeux rêveurs de Pons, à la façon d’une image photographique sous l’effet progressif du révélateur. Etait-ce possible, de se reconnaître à travers le sourire timide d’un inconnu où se peignait la gentillesse éperdue des âmes tendres que personne n’attend ?
L’impression fut d’autant plus forte qu’elle était d’évidence réciproque, au point que l’on peut dire de leur amitié qu’elle débuta là, sur le pont au Change où ils n’avaient pourtant échangé que trois banalités. Deux semaines plus tard, dans le hall du conservatoire, alors que tous deux venaient présenter leur meilleur élève au concours d’entrée, Pons et Latuque tombèrent dans les bras l’un de l’autre avant de réaliser joyeusement l’incongruité de leur élan mutuel. Il faut croire qu’ils s’étaient déjà beaucoup parlé, au secret de leur cœur, tant leur fut naturel le mouvement de la conversation qu’ils entamèrent avant de quitter l’auditorium sans parvenir à se séparer, riant ensemble de se découvrir aussi ridicules que les jeunes amoureux qui se raccompagnent d’une maison à l’autre trois fois de suite. Pons n’aurait jamais cru qu’il puisse exister un Latuque, pas plus que Latuque ne se doutait jusqu’alors qu’il existait un Pons, et il ne se passa pas une semaine que de téléphones en visites, les deux musiciens soient devenus l’un pour l’autre une nécessité. C’en fut au point, ces jours-là qui furent d’enchantement, que Pons, au réveil, se demandait s’il n’avait pas rêvé la scène initiale et toutes les autres, si Latuque tombé du ciel pour trouer sa solitude n’était pas un fantasme, une projection de lui-même, son propre rêve, au fond ; il avait besoin de se pincer, se rappeler toute l’histoire de ce Québécois solitaire qui ne vivait que de et pour la musique, habitant sous les toits de Paris depuis vingt ans que le hasard l’avait posé là, à seule fin, semblait-il, qu’il tombe un jour dans les bras de Pons, ainsi que peuvent se réunir les deux morceaux d’un seul symbole.
L’ami de Pons, comme tant de musiciens, était en effet canadien, canadien comme le grand Robert Charlebois et le grand Félix Leclerc, canadien comme Leonard Cohen, canadien comme Honoré Vaillancourt et Emery Lavigne, canadien comme Gilles Vigneau, canadien comme Claude Léveillée, comme Louise Forestier, comme Renée Claude, comme Neil Young, comme Oscar Peterson, comme Vic Vogel et Paul Bley, Rock Voisine, Gery Boulet, Plume Latraverse, Pierre Huet, Jeanne Maubourg, José Delaquerrière, et cette liste n’est pas exhaustive, car à la vérité et faisant fi de la notoriété il faudrait y inclure pratiquement l’ensemble des Québécois, tous nés avec des notes de musique dans la bouche. Ayant accepté en 1984 de quitter Montréal à la suite d’un diplomate français, catholique et tellement pratiquant qu’il n’avait pas moins de sept enfants dont autant d’apprentis musiciens qui continuaient, devenus adulte, de vouer à leur ancien professeur de piano une affection précieuse, Latuque n’avait pas vu passer les vingt dernières années. Ce grand rêveur se contentait d’exister en pensant à quelque motif de Django Reinhardt, de Joseph Cosma ou de Satie pour imaginer les événements et les sentiments qui dans la réalité avaient pu provoquer une telle perfection. Vivant chichement, il enseignait l’un ou l’autre des instruments qu’il pratiquait avec la même aisance, le piano, la guitare, le violon ou même l’accordéon, dans les quelques familles au sein desquelles son mentor l’avait recommandé, sans rien demander de plus que ce que lui donnait la musique : bien peu d’argent, mais une inépuisable félicité.
Quoique doué d’une inspiration dont ses pairs avaient parfois pu prendre la mesure, Latuque n’avait jamais été qu’enseignant ou vaguement accompagnateur. Cela n’était pas tant dû à sa naïveté ou son absence de cynisme qu’à sa propension à ignorer toute forme de calcul lorsqu’il se laissait emporter par la musique, féerie tellement intime qu’il lui était impossible de l’exprimer devant un public excédant quatre musiciens capables d’en visualiser les sortilèges. Ayant de longue date admis sans barguigner qu’il était seul de son espèce, en somme, il se faisait de la musique à lui-même et pour lui-même, s’émerveillant de l’harmonie qui lui venait au bout des doigts sans plus éprouver le besoin d’un auditeur que celui de s’inquiéter du lendemain. Comme l’a si justement exprimé mon ami Hubert, on pourrait dire que, jusqu’au moment où il rencontra dans Pons l’objet de toutes ses attentions, Latuque était de ces êtres rares qui sans effort atteignent à une forme d’ordinaire inaccessible d’idéal philosophique, parvenant à réaliser la merveilleuse injonction du grand Hugo : « Soyez comme l’oiseau, posé pour un instant sur des rameaux trop frêles, qui sent ployer la branche, et qui chante pourtant, sachant qu’il a des ailes. »
Sans cette amitié, Pons sans doute eût succombé au vertige de la Seine, en ces années où ses dîners comme ses contrats se raréfiaient, où sa représentation de l’existence avait pris la forme d’un entonnoir, et il s’approchait de l’embouchure, là où les souffrances morales perdurent mais où l’étendue des possibles qui permettraient peut-être d’y remédier se restreint chaque jour. Autant dire que la conversation de Latuque lui apporta, autant qu’un poème ou une sonate, une philosophie. On pouvait donc regarder le monde comme le voient les oiseaux ! On pouvait donc tout dire, et faire mieux que dire, exprimer ! Sans cesse recommencé, leur échange se prolongeait le plus souvent en musique, en effet, et la musique, dans l’enchantement harmonieux de leur amitié, lui semblait la langue des cieux, qui est aux émotions ce que ces dernières sont à nos pauvres phrases peinant à les traduire. Ils atteignirent en quelques semaines à l’amitié masculine véritable, se récitant souvent la fable des Deux amis, de La Fontaine, qui l’incarne comme aucun autre texte, une amitié peut-être plus rare et précieuse que ne l’est le grand amour, une amitié où peut s’exprimer l’entièreté de l’être sans qu’il soit soumis à l’ambivalence érotique, où l’on partage librement aussi bien les fantasmes que les frustrations, où aucune question n’est taboue, pas plus celle de la chair que celle de l’argent. Comment Pons aurait-il pu atteindre, pour la première fois de sa vie déjà longue, au sentiment sublime de se dévoiler corps et âme, s’il n’avait pas fait part à son ami de son serment de Roanne, les yeux humides, racontant les conditions dans lesquelles il avait renoncé quinze ans plus tôt à toute forme de vie amoureuse ? Latuque ne pouvait qu’éprouver à son tour l’impérieuse nécessité de confesser, en guise de vie sexuelle, ses déroutes rue Saint-Denis, qu’il évitait d’emprunter désormais tant lui semblait irradier la mort entre les jambes des dames l’attendant, ou son unique et désastreuse expérience homosexuelle, à Montréal, en 1974, qui l’avait définitivement convaincu de son attrait pour les femmes, irréaliste, sans doute, mais incontestable, hélas.
C’est tout le lest de l’existence dont l’échange un instant les soulageait, alors, et la conversation s’envolait d’autant plus légère que les paroles étaient lourdes de sens. Les deux amis s’émerveillaient de découvrir sans jamais atteindre à ses limites ce stade de la confession mutuelle où se révèlent les secrets que l’on ose à peine s’avouer à soi-même, que l’on s’étonne de voir advenir dans l’échange alors qu’on n’y avait jamais songé à part soi, et l’amitié devient la chambre noire de vérités qui jusqu’alors n’étaient pas parvenues au jour de la conscience. Mais tout, à vrai dire, devint prétexte à l’épanchement, jusqu’au plus petit détail noté durant la journée, vécue dans cette forme de dédoublement que connaissent les amoureux, quand le moindre événement invite à anticiper le prochain rendez-vous, quand je vais lui raconter ça ! Et aussitôt l’événement, serait-il malheureux, se pare d’un nouvel éclat qui confère à la vie, dans tous ses instants, la lueur du miel.
Je suis bien conscient que l’écrasante majorité des lecteurs risque fort de préférer renvoyer ces propos à une franche naïveté sinon à une forme de sentimentalité, dans la douzième année de ce siècle, probablement parce que l’effondrement économique de la Grèce, la recrudescence des haines racistes et la fin annoncée de toute protection sociale leur semblent un avenir plus déterminant que l’extrême sensibilité dont peuvent témoigner deux vieux musiciens. Ce terrain que j’arpente ici est dangereux, et sans doute l’a toujours été, dangereux d’être aussi mouvant qu’émouvant, mais jamais tant que dans la société contemporaine où dire d’un collègue, d’un confrère, d’un ami commun qu’il est sensible ou qu’il est gentil revient le plus souvent à l’enterrer vivant sans avoir besoin d’y ajouter une pelletée de sarcasmes. Quant à dire de lui qu’il est un tendre, c’est ouvrir le gouffre sous ses pas. Et pourtant... Pouvoir exprimer de la tendresse pour autrui, exprimer un amour de la vie à travers celle d’autrui ! C’est le miracle de l’humain, sa force et sa faiblesse, sa vraie beauté, à rebours de l’héroïsme martial ou des victoires sociales, dans un monde qui n’en veut rien savoir, et retourne la sensibilité en son contraire, au point qu’elle devient l’image même du grain de sable qui perturbe la machine, au point que l’individu qui n’y a pas renoncé métabolise lui-même ce sel de la vie en un douloureux gravier du cœur comme l’on peut en avoir dans les reins, on appelle cela du calcul.
Il faut donc pour comprendre les terribles mécanismes auxquels les deux hommes ont, depuis, laissé prise, admettre qu’ils partageaient une forme d’innocence. Dans l’univers cynique qui est le nôtre, cette innocence les entraînait à voir le mal ordinaire dès qu’il était à l’œuvre, et en souffrir d’autant plus qu’ils n’en comprenaient pas les enjeux. De même que Pons était resté fidèle aux idéaux de 68 sans seulement y songer, contrairement à tant d’autres qui les arborent pour mieux agir selon leurs seuls intérêts, de même Latuque avait gardé à son insu toute la naïveté d’un enfant grandi près des grands lacs. De fait, cette naïveté légendaire que les Français prêtent volontiers aux Canadiens courant les bois en chemise à carreaux, et que la plupart d’entre eux savent parfaitement canaliser dans l’accent québécois afin d’endormir la méfiance et de fertiliser leurs succès en toute chose, amour, art ou argent, cette naïveté d’enfant était restée naturelle comme le fleuve coulant de source chez Latuque. Pas plus que chez son ami, la vieillesse n’avait nullement émoussé sa sensibilité à la souffrance d’autrui, au contraire : ce que l’âge avait émoussé, c’était uniquement leur capacité d’envisager un avenir meilleur, qu’il soit individuel ou collectif, celui qu’avaient rêvé les années 60 et 70 du siècle dernier et qui pouvait rendre la souffrance humaine moins terrifiante d’être ouverte à la rémission.
Du moins avaient-ils désormais l’occasion d’exprimer cette sensation d’étouffement qui les prenait l’un comme l’autre au spectacle des petites méchancetés ordinaires, des calculs de plus en plus cyniques sur fond de montée du chômage, quand les images arrivant par flux putrides de la Bosnie, ces années-là où les soldats de l’ONU étaient cantonnés aux lisières de l’horreur en cours, ne provoquaient plus chez les téléspectateurs que des rictus de lassitude. Certains jours, l’observant se décomposer à la vue d’une mère hurlant sur son enfant le bras prêt à frapper, ou bien le voyant porter la main à son cœur devant deux clochards sur le point de se battre au nom d’une priorité que l’un aurait eue sur l’inspection des poubelles de l’immeuble, Pons en venait même à s’alarmer de la fragilité au cœur dont témoignait son ami. Seule la musique, alors, pouvait l’emporter sur un désenchantement proche de la désolation, rendant le sourire à Latuque et dès lors à Pons, quand ce dernier, de longue date, se disait volontiers stupéfait de constater que les individus, de nos jours, prennent soin de faire de l’exercice pour éliminer les méfaits d’une alimentation industrielle saturée de graisses et de sucres, mais ne semblent pas conscients que les muscles du cœur aussi accumulent les toxines jusqu’à risquer la paralysie, à n’être nourris que de la vulgarité de la culture industrielle qui nous abreuve de romans tire-larmes, de musiques insipides ou de publicités décervelantes. Comment tous ces gens pouvaient-ils supporter de vivre sans poésie, sans musique digne de ce nom, sans plus aucun rapport à la beauté ? Autant prétendre vivre sans amitié, rétorquait Latuque, et l’on voit ici comment ce grand rêveur élevait la conversation au rang d’une gymnastique de l’âme que les deux amis ponctuaient de musique, tantôt puisant aux merveilles de leur discothèque dans une écoute vertigineuse d’être partagée, tantôt passant à l’acte au piano ou à la guitare, se répondant par des orgies de mélodies pour se démontrer l’un l’autre leurs propres convictions, à la manière des amants, sachant bien en somme qu’il n’y a pas d’amitié, il n’y a que des preuves d’amitié.
Une ombre persistait, pourtant, sur ce tableau idyllique. La première fois que Pons avait évoqué ses déboires familiaux et son incapacité à résister à une invitation, le bon Québécois lui avait tout bonnement conseillé de vivre à sa façon, c’est-à-dire sans façons, mangeant sur le pouce, plutôt que d’aller chercher ailleurs des dîners qu’on lui faisait payer si cher. Il comprit rapidement que ce conseil ne suffirait pas plus qu’il ne suffit d’inciter un junkie à ne plus acheter d’héroïne pour qu’il soit sevré. Il devina ce que son ami ne débrouillait lui-même qu’avec difficulté ; chez Pons, la force de l’habitude aidant, le cœur et la pensée n’étaient plus de taille à lutter contre l’estomac, où se portaient toutes les contrariétés et qui seul pouvait en soulager ; il n’y avait plus désormais que la perspective d’un dîner fin pour effacer l’affront subi pour prix du dîner précédent. Etonné de ce constat, Latuque y trouva cependant matière à renforcer leur amitié. Dès le lendemain, il courait à l’épicerie fine du Bon Marché y faire provision de quelques délices destinés à agrémenter leur déjeuner, et lui qui s’était toujours contenté du tout-venant, déjeunant le plus souvent d’une boîte de conserve, d’une pizza congelée toute déconfite d’avoir traîné deux jours dans le réfrigérateur, se fit le plus exigeant des clients pour choisir tantôt une fine tranche de foie gras d’oie entier, tantôt un suprême de poulet de Challans aux morilles, un morceau de fourme de Montbrison fermière ou une taupinette de la maison Jousseaume, à moins qu’il n’ait dégotté un paris-brest digne de ce nom, chose devenue plus rare à Paris qu’une Bretonne en costume, trouvé une mangue à la chair ferme et juteuse, et il fallait le voir au marché planté devant l’étal y goûter les mirabelles ou les cerises sans vergogne, non pas tant pour les trouver excellentes ou médiocres que pour tenter de deviner la jouissance qu’elles provoqueraient ou non, tout à l’heure, au palais de son ami.
Evidemment, c’est emporté par l’imagination que j’écris « il fallait le voir » ; quand bien même je m’appuie sur des informations avérées, je n’ai jamais vu, personnellement, Latuque goûter les mirabelles et jeter discrètement les noyaux avant de passer à l’étal suivant. Ce qui est sûr, cependant, c’est qu’il aura fallu moins de trois mois pour que les deux musiciens aussi démunis l’un que l’autre décident de partager un seul logement afin d’économiser un loyer devenu inutile, de mettre leur discothèque et leurs instruments en commun et, surtout, de prolonger sans limite leur échange.