Vincent Tholomé | STEPPE (extrait)
Nous serions nés il y a trente ou cinquante ans. Entre les pierres et les os des bêtes ras-du-sol. Humant l’air de nos narines humides. Indéfiniment. Nous serions des mâles en rut. Perpétuellement. Mesurant deux mètres au garot. Le crâne parfaitement lisse. Rasé de près. À la lame Gilette. Pesant deux cents livres et portant des bottes de peaux aux talons compensés. Ressemblant à des bêtes en somme. À des boeufs musqués de la plaine. Aux têtes dures des toundras. Petites fourmis pourtant naviguant dans la steppe. Errant au hasard d’un bord à l’autre de steppe. Transportant nos yeux crevés. Nos cicatrices. Taillant le soir nos dents en pointe. Limant nos barbes de trois jours. Nous roulerions des mécaniques. Avançant d’un pas lent et lourd. Enfonçant nos corps massifs dans les plaines. Les brouillards infinis recouvrant monde. Recommençant l’affaire tous les jours. Petits robots mécaniques ne connaissant ni fatigue ni douleur. Engoncés dans le mouvement perpétuel. La lente progression de la troupe parcourant terre. Un rien pourtant nous distrairait. Nous arrêterait au bord des routes. Des sales pistes gelées. Une canette vide ferait l’affaire. Déclenchant entre nous une guerre franche et sportive. Nous divisant soudain en deux clans. Expédiant alors nous autres des grands coups dans l’espace. Propulsant l’aluminium dans les airs. Tentant nous autres de marquer un but. De vaincre l’adversaire. La moitié d’entre nous torses nus. Les autres vêtus de leur casaque de cuir. Tout toujours se terminant en pugilat. Notre activité physique favorite. Cassant deux ou trois dents. Faisant sauter les plombs. Nous péterions pourtant la santé. Habitués nous autres à la vie saine. Au grand air. Aux longues heures passées tapis dans l’ombre. Observant à la jumelle infra rouge le mouvement des troupes. Nous confondant avec la terre. Laissant pousser sur nous les mousses et les fougères. Attirant sans le vouloir les ruminants. Les vaches maigres et musquées. Les bêtes broutant nos pétoires. Explosant soudain dans les airs. Se répandant alors en miettes. En poussières de bêtes. Entre les fleurs et les graminées. Manquant pourtant nous autres chaque hiver de claquer. Terminer notre course effrénée quelque part. Un lac de bitume ou un trou dans la terre. Une caverne rapidement improvisée. Supposée nous sauver du froid. Du gel et du vent. Épuisant nos réserves de conserves en quinze jours. Regrettant subitement de n’avoir pas fait les courses. De nous être une fois de plus disputés. Divisés sur l’affaire. Ne tenant jamais à jour le nombre de fois où chacun aurait pris sa bécane. Sa superbe moto japonaise. Oubliant dès lors qui se serait rendu dernièrement à l’hypermarché. Chacun accusant l’autre de noyer l’affaire. De chercher comme toujours à carotter. Échapper à la corvée. Suçant nous autres pour tuer le temps des graminées. Affectant ainsi les connections nerveuses. Assoupissant nos pensées. Ralentissant soudain nos gestes. Nous fragilisant soudain nous les chiens fous des toundras. Le petits soldats de l’armée Kouropatkine. Parcourant la terre. Effrayant les sédentaires. Les milliers de fermiers dispersés dans la plaine. Les milliers de fermières protégeant leurs arrières. Comme tout le monde nous choperions des maladies. Subirions des attaques en règle de bactéries. Nous moucherions dans nos manches chaque fois que nous prendrions d’assaut une usine chimique. Un laboratoire secret camouflé dans un champ. Une fausse discothèque à néons roses et bleus. Quelquefois nous serions temporairement hors service. Refusant soudainement de nous lever. De quitter la douce chaleur des yourtes. Le doux plaisir des draps. Prétextant n’importe quoi. La perte provisoire de l’usage d’une jambe. Une attaque cardiaque. N’importe quoi. Nos corps seraient tellement mis à rude épreuve. Nous passerions alors des heures au lit. Nous adonnant à la lecture de magazines. De catalogues anciens pour salle de bains. Admirant les tuyauteries. Prenant des notes sur les carrelages. Passant d’incroyables commandes. Nous demandant si tout cela toute cette affaire se réaliserait un jour. Nous adonnant à notre seul vice. Nous cassant parfois une jambe exprès. Gardant le lit. Gavés de bouillons gras. De petits plats en sauce. Habilement préparés par elles. Nos garçonnes. Nos petites chéries d’amour. Nos nanas en sucre d’orge. Nous refilant toujours de génération en génération les mêmes visages carrés. Inexpressifs. Les mêmes mains taillées pour la route. Les mêmes petits yeux porcins. Nous ressemblant tous comme des frères. Des amis sincères. Extraordinaires. Trinquant souvent ensemble dans les bars. Avalant des laits de chèvres. Comparant les nicotines. Les infimes variantes d’additifs et de goudron. Défendant bec et ongles telle ou telle marque. En venant aux poings. Étendant pour le compte l’adversaire. Le laissant pour mort sur les planches friables. L’abandonnant à son sort. Sortant alors nous autres du boui-boui. L’arme à bout de bras. Pétaradant sur les places publiques. Défonçant les fenêtres. Muscles bandés. Nous trébuchant pourtant toujours au retour. Nous prenant nous les pieds dans les tapis indiens vers minuit. Quand nous rentrerions de virée si possible sans bruit. Pénétrant le doigt sur la bouche dans nos yourtes. Nos belles maisons conjugales en toile de plastique blanc. Si étincelantes à l’horizon sous le soleil d’été. Incapables nous autres de lever nos chaussures et nos pieds à plus de cinq millimètres du sol. Recevant alors sur nos têtes un coup de bambou. Un rouleau à tarte. N’importe quoi. Nous expédiant tous sur le sol. Allongés pour le compte. À la merci de nos femmes. Nos garçonnes rieuses et colériques. Ne nous laissant rien passer. Aucun écart. Nous trouant la peau sinon. Diraient-elles. Feraient-elles. Nous envoyant rejoindre nos pères. Nos glorieux ancêtres. Ailleurs. Dans un autre temps.
Vincent Tholomé.
Vincent Tholomé est un auteur publié notamment aux éditions Le clou dans le fer.
On peut le lire chez plusieurs autres éditeurs (Carte Blanche, Les Carnets du Dessert de Lune, Rodrigol, Maelström, etc.). On trouve aussi de lui quelques textes sur le net (notamment aux Cahiers de Benjy et dans Kazak).
13 décembre 2009