Yves Charnet, La Tristesse durera toujours, une lecture



Nevers n’existe pas.


Pour moi, Nevers n’existe pas.


Bien sûr, elle a une existence : les cartes le prouvent. Certains événements parfois, l’actualité ou les faits divers font surgir à la radio ou sur la Une des journaux, ce nom, ce mot, étrange et malléable, et pourtant, pour moi, indéfectiblement lié au grain de la voix d’Emmanuelle Riva, aux travellings d’Alain Resnais (même si justement certains travellings de Nevers ne sont pas de Nevers).


Longtemps je me suis approché de Nevers, j’avançais vers Nevers sans jamais la rejoindre : Auxerre, Dijon, Chalon-sur-Saône, sans jamais la rencontrer, véritablement. Le plus près, c’était les réveillons à Cosne-sur-Loire. Mais Nevers, jamais. Certains amis qui passaient, parfois, racontaient Nevers : ils y vivaient, ils en venaient.

Et quand on termine d’écrire ces lignes, on est dans le train pour Clermont-Ferrand... et, comme un signe supplémentaire à la lecture, on s’arrête quelques instants à...




Yves Charnet, lui, revient à Nevers, toujours.

Nevers, c’est l’espace de la mère. Nevers, c’est le temps de l’enfance. Nevers, c’est la marque de la bâtardise.

« Je n’écrirai jamais de Lettre à ma mère. Never. C’est toujours le temps du never more. À Nevers. Je resterai, jusqu’à la fin, le pantin de ma mère » (p. 18).





Nevers, c’est le lieu de la littérature. Dans La Tristesse durera toujours Nevers est l’espace propre du littéraire, l’espace où le langage, les phrases affrontent l’autobiographique. Nevers est le mot de l’écriture.


« Maman, cet écrivain.

L’amour de la langue, des mots, leur rythme, c’est encore elle. Ma mère.

Mes livres, c’est ma mère qui les écrit. Mes carnets.

La parole soufflée, c’est elle. La prose à l’envers. Cette dépossession me vient de Nevers. La prose, mon vampire.

Ma mère a l’art de se taire. Pas de blabla » (p. 85).




La Tristesse durera toujours est le livre des femmes. Comme une chaîne. Comme une somme infinie d’échos. De la mère à Madame G., de Marie-Pierre à Rachida, de la mort à la séparation, du divorce à la rencontre, aux rendez-vous du dimanche à La Charité. La vie d’Yves Charnet, c’est-à-dire l’écriture d’Yves Charnet, est traversée par le féminin : chaleur, non-dit qui étouffe, rupture et attachement.


Le livre, La Tristesse durera toujours, plonge dans les sédiments de cette mémoire, ou plus exactement des traces et des sensations qui font mémoire dans les carnets que l’auteur remplit ou abandonne au fil des années. Les premiers mots arrachés au carnet de 1998, les autres, jusqu`à 2012 sont les îles d’un archipel de langage et de mémoire. Elles permettent la navigation dans la durée de l’existence. Leur mobilité permet d’accueillir les interstices de l’écriture. Chez Charnet, la mémoire n’est vive que dans la confrontation avec l’écriture.


... et les sentiments. Car Yves est un écrivain sentimental, un écrivain qui fait face à ses sentiments, ses émotions, leur douleur, leur tarissement aussi parfois. Lyrique, c’est le mot que, parfois, il emploie.


La Charité-sur-Loire n’est pas Nevers, la Charité-sur-Loire est le lieu de l’amour, du premier amour. C’est Madame G., femme et figure littéraire. Elle est à la fois l’amour et le fil amoureux qui permet les rencontres : se souvenir de Madame G. c’est accueillir la possibilité de Rachida, c’est enchevêtrer les peaux.


« On entrevoyait l’âme à travers la peau » (p. 10).

« Comme un poème muet sur ma peau » (p. 10).


« J’aimerais, quand j’écris, caresser les mots avec la même douceur que Rachida quand elle lèche ma peau. La même sensualité » (p. 133).



L’écriture est une ritournelle, la mémoire de Charnet est une ritournelle. Elles sont, écriture et mémoire, traversées par les chansons populaires, les livres, les films, les arènes et les vins (Sancerre, champagne, Pouilly-Fuissé, etc.), tout ce qui compose les rythmes d’une vie.


Les souvenirs Reggiani, l’amitié Nougaro, les disques de Brel, les chansons de Sardou, Reggiani, Nino Ferrer, l’enfance Trenet, toute une vie en chansons qui traversent et nourrissent la tristesse.


Il y a aussi les images qui traversent la mémoire, celles de Savannah Bay, traces d’une mémoire intime : Nevers est peut-être Duras, mais Savannah Bay, c’est d’abord Madeleine Renaud, c’est-à-dire Madame G. Comme un effet de transparence, une superposition amoureuse.


Mais les images qui reviennent surtout sont celles de Pialat, comme si elles structuraient autant les rendez-vous d’une existence, que l’existence même d’une livre, son titre. À nos amours en 1984, c’est Normale sup et Marie-Pierre. Le Garçu, ce sont les rendez-vous avec Rachida et l’âpreté de son regard, celle qui dit ses quatre vérités parce qu’elle est intensément accrochée à la vérité, bousculant le personnage que s’est inventé le narrateur. Un peu comme Pialat jouant un personnage qui serait au final son propre rôle.


Ce sur quoi Charnet écrit, ce sont les volutes des symboles, le baudelairien qu’il est parlerait sans doute de correspondances, Rachida, étant d’essence baudelairienne sous la plume de Charnet.


Et partout Pialat. Encore. Et d’abord le titre, le titre comme une citation qui tracerait une filiation. Cette dernière phrase de À nos amours, prononcé par Pialat citant Van Gogh… c’est juste avant le film de Pialat sur Van Gogh ; c’est juste avant que le fils de Charnet ne porte cette citation sur un tee-shirt offrant l’évidence du livre, c’est juste avant que Charnet, enseignant, ne délaisse un peu la littérature, pour passer le goût des peintres. Sans doute un effet Pialat.


Juste avant de donner au livre le titre d’un chapitre (« Maurice Pialat est mort »), Pialat est là, d’ores et déjà et toujours.




« Maurice Pialat est mort. (...) Dans un train entre Nevers & Tulle. Je regarde, couverture cartonnée, une photographie du cinéaste. Sa barbe. C’est de mon père. Ou presque. Je vous répète que je n’ai pas un visage. Pas un visage à moi. Les souvenirs, à la moitié de la vie, vous reviennent. Ma manie de béer aux choses passées » (p. 93).



Les sédiments de la vie sont dans les œuvres. Pialat n’est pas une figure, il est une rémanence, une transparence, la trace d’un passé qu’on se construit en éprouvant le manque. Ou presque est le sens non d’une substitution mais d’une coexistence des formes et d’un écart que seules produisent les filiations les plus justes, celles de l’art. Pialat n’est pas un père, il est la bordure qui produit le sens. La matière du visage d’Yves Charnet est la somme des œuvres qui l’ont traversé. Ce sont ses livres qui le disent, ses phrases qui l’écrivent : la mort de Pialat amène le père absent et conduit au moi incertain d’Yves Charnet, ce visage qui ne se fixe pas, en tout cas pas dans une phrase.


Yves Charnet écrit cette incertitude, le sujet est à fleur des émotions, celle d’un sujet qui vacille tendu par le ou presque. Les carnets sont les bordures que l’écriture explore pour tenter de donner au corps une consistance. Car Charnet le dit : « À part des livres. Il n’y a rien dans mon sang. Sinon de l’encre » (p. 137).


La Tristesse durera toujours est un livre en tension intime où chaque phrase qui s’évapore laisse apparaître d’autres images, d’autres figures, d’autres absences. Une ritournelle qu’on ne quitte pas.





12 février 2013
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