« ceux que je ne voyais plus ont réapparu. Où étiez-vous, leur ai-je demandé »
Sentinelles, roman qui évoque l’art vidéo, troisième livre du cycle « Haute Mer », vient de paraître aux éditions Christian Bourgois. Il fait suite à Conversations avec le maître qui évoque la musique et L’Île aux musées la sculpture, tous deux réédités dans la collection « titres ».
Entretien vidéo avec Cécile Wajsbrot.
Lire Ascenseur, extrait du roman Sentinelles, qui s’intitulait alors « En temps réel ».
Cécile Wajsbrot sur remue.net.
Vidéothèque de « Sentinelles »
Bill Viola :
Reasons for knocking at an empty house (1982)
The Reflecting Pool (1977-1980)
The Crossing (1994)
Nina Fischer et Maroan El Sani :
The Rise (2007)
Beryl Korot :
Dachau (1974)
Beryl Korot et Steve Reich :
Three Tales (1996-2002)
Gillian Mc Iver :
The First Experimental City
Tarkovski’s River
Mark Wallinger :
Threshold to the Kingdom
Gary Hill :
Incidence of Catastrophe (1987-1988), d’après Thomas l’Obscur de Maurice Blanchot
Tracey Moffat :
Night Cries : A Rural Tragedy (1989)
Stan Douglas :
A Journey into Fear
Doug Aitken :
Migration (2008)
Cécile Wajsbrot ne reproduit pas, n’imite pas les conversations qu’on entend dans ce genre de soirée, elle en inventorie toutes les figures, les déconstruit afin de mieux les faire résonner : les répliques se décomposent et se répartissent entre plusieurs voix, une question attend sa réponse pendant un échange qui le croise, les mots semblent parfois se détacher de ceux qui parlent à leur insu, il y a des échos fortuits.
— C’est la salle la plus impressionnante.
— Trois écrans qui se confondent avec la paroi du mur.
— Invisibles.
— Seule l’image se détache.
— Comme une sorte de vie parallèle.
— Un univers qui double le nôtre.
— Ou l’imite.
— Le perturbe.
— Au milieu d’une tour d’écrans. […]
— Il filme les villes, jamais un paysage, ni la mer ni la campagne.
— Pas de montagne.
— Pas de jardin.
— Des immeubles, des rues, des gens.
— La foule.
— Peu à peu des individus se détachent.
— À mesure qu’on avance dans le temps.
— Même si la foule est toujours présente.
— Et la musique d’Archive.
— Sur le mur de gauche, un homme court dans une rue vide. Quelqu’un le suit.
— Sur le mur de droite, une foule passante, des promeneurs sur un boulevard.
— Et au milieu, l’homme de gauche se superpose à la foule de droite.
Sentinelles rassemble les mots qu’il est possible, probable qu’on prononcera pendant un temps donné et dans un certain lieu, à cette occasion. Admirer un artiste ou le dénigrer, commenter une œuvre, l’expliquer, la comparer, ou parler de tout autre chose – de soi, de l’actualité, de la politique culturelle, d’autres vidéastes, de l’art en général -, thèmes et phrases naissent de la situation.
À qui appartiennent ces voix ?
À tous, à chacun, à personne en particulier.
Pourtant quelques-unes se détachent, reviennent à différentes reprises. On les repère sans difficulté, peu de mots suffisent à les attribuer. Elles retracent des histoires individuelles qui s’effilochent dans les mouvements de la foule.
Il y a d’abord l’artiste, un vidéaste d’à peine une quarantaine d’années, dont la rétrospective et la reconnaissance sociale suscitent autant l’admiration que l’envie. Les œuvres qu’il expose montrent des déplacements dans des lieux publics : L’Ascenseur, La Poste, La Banque, Le Supermarché, Trouver une place ?, Sur le quai d’une gare et L’Accueil, sa vidéo la plus récente. Des titres du groupe de rock Archive les accompagnent : Dark Room, Londinium, Cloud in the sky, Take my vision away.
Proches de l’artiste, d’autres voix identifiables, celles de son entourage : le critique d’art qui l’a « découvert » ; l’admirateur qui ne rate pas une de ses expositions ; le compagnon avec qui la relation paraît incertaine ; l’amie confidente ; l’ancien ami des Beaux-Arts qui ne l’avait pas revu depuis des années. Chacun va croiser l’artiste et lui parler à un moment ou à un autre de la soirée, tous vont se croiser et se parler, qu’ils se connaissent ou pas.
Autour de l’artiste et de son entourage, des dizaines de voix anonymes gravitent, flottent dans les salles de l’exposition, se rapprochent, s’éloignent, s’étonnent, ce sont elles qui portent les corps.
Au début de chacun des huit chapitres du roman, un comédien, sur le parvis du Centre, harangue les promeneurs, les touristes, ceux qui ne sont pas invités à l’inauguration. Il leur parle de la présence écrasante des chiffres dans le monde actuel : combien d’hommes sur la Terre, combien de secondes avant l’année 2000, combien de migrants rejoignant ou tentant de rejoindre l’Europe… chaque élément semble devoir être compté, comptabilisé. Il parle aussi de son immobilité et de son silence quand il mimait un pharaon et de son retour progressif à la gestuelle et à la parole. Tel le harfang des neiges dans Mémorial, il est un des contrepoints du dispositif romanesque.
Il y avait eu une alerte au chapitre IV, un infime ralentissement des images sur les écrans vidéo. C’est au chapitre V que l’incident se produit : une panne aléatoire du système informatique. Tout s’éteint : les films vidéo, l’éclairage des salles, l’escalator, les couloirs, le hall, le Centre a entièrement plongé dans le noir, noyant les invités dans l’obscurité.
Le moment est venu pour nous de rejoindre le second contrepoint, inclus, lui, dans la soirée d’inauguration : le gardien qui observe les images muettes transmises sur des écrans noir et blanc. À la différence de l’artiste vidéaste il n’a pas choisi ce qu’il voit, les images qu’il regarde ne s’adressent à personne, elles s’effaceront plus tard, automatiquement. Il attend que le temps passe, il monologue. Installé dans le sous-sol du Centre, relié par téléphone au chef de la sécurité, au service de maintenance et au commissariat du quartier, il veillait que la soirée se déroule sans incident quand les écrans sont soudain devenus aveugles.
Combien de temps la panne dure-t-elle ?
Si l’on en croit le cadran de sa montre, une minute, mais une étrange minute qui va échapper au temps officiel et le faire sombrer dans sa durée intime.
Tu parles à quelqu’un ?
Je n’en suis pas sûr.
Tu parles ?
Je ne sais pas – je pense, peut-être.
Ta voix.
Je ne l’entends pas.
Ma voix.
Je n’entends pas.
Nos voix.
Se confondent. Il n’y a personne, je suis seul. Je deviens fou, peut-être, parlant avec moi-même, croyant me voir alors qu’on ne voit rien. chaque chose à sa place, pensais-je autrefois, mais il n’y a plus de place pour rien. Le monde.
Quel monde ?
Voilà. La piazza, dehors, sa pente qui descendait vers une sorte de fosse d’où s’élevait le Centre, ses structures colorées, des couleurs franches, primaires, le jaune, le rouge, la piazza, ses pavés, les caricaturistes, les musiciens, les performeurs, tous ceux qui m’agaçaient parfois en faisant trop de bruit, en répétant les mêmes choses, en outrepassant leurs droits, existent-ils encore, seront-ils là demain, y aura-t-il même un demain ?
S’ils existaient.
Comme je les aimerais […]
Entre 21h12 et 21h13, l’espace temporel compris entre le temps perdu et le temps retrouvé a délivré ses possibilités : donner voix au vis-à-vis invisible qui accompagnait le gardien et chaque participant à la soirée et n’attendait que cette suspension pour se faire entendre. La lumière revenue, quand chacun quittera les lieux, certaines existences en auront été bouleversées.
[…] Je rappellerai plus tard, j’irai chez lui. Je ferai céder la barrière, le barrage.
— 22h26, 22h27. Je suis rivé à l’horloge, hypnotisé par l’écoulement du temps.
— J’irai chez lui.
— 22h28.
— Je le ferai changer d’avis.
— 22h29.
— Revenir en arrière.
— 22h29.
— Faire céder le barrage.
— 22h30.
Sentinelles est un roman simple, savant et généreux : simple si le lecteur accepte de faire confiance au chant polyphonique des innombrables voix qui nous entourent et nous habitent, savant et généreux car la précision de sa construction empêche qu’aucune voix soit négligée, abandonnée. C’est un des plus beaux romans de Cécile Wajsbrot, un roman qui explore un territoire nouveau dans son œuvre et dans la narration romanesque contemporaine.