À l’arrêt du bus

À l’arrêt du bus par Isabella Senise (BreÌ sil).
Atelier d’Isabelle Sorente àla Maison des étudiants de la Francophonie.


C’était vendredi soir et j’étais àl’arrêt du bus après le travail. Épuisée, je regardais mon téléphone portable àchaque minute dans l’espoir de trouver quelque chose qui pourrait me sauver de l’ennui et de l’attente éternelle. 
 
Une mère attendait le bus avec son fils d’environ sept ans qui, beaucoup plus ennuyé que moi, marchait d’un côté àl’autre et essayait tous les sièges dans la recherche d’une chose plus intéressante àfaire.
 
On est au Brésil, c’est-à-dire dans un pays où on parle avec des gens qu’on ne connaît pas. Dans la queue àla banque, dans la salle d’attente du médecin et, bien sà»r, dans l’arrêt de bus. 

La mère d’environ 45 ans, l’air fatigué, m’a regardée et m’a demandé quel bus j’attendais. 

— Le 9050, et vous ?

— Moi j’attends le bus en direction de Taboao da Serra. Mais ça fait déjà40 minutes. On travaille toute la semaine comme des fous et il faut encore attendre plus de 40 minutes pour prendre le bus. 
 
Je ne pouvais pas dire le contraire, mais il fallait aussi reconnaître que la femme avec son fils traverserait toute la ville pour rentrer chez elle tandis que j’étais à15 minutes de chez moi.  Que pouvons-nous dire àl’arrêt de bus quand on reconnaît nos privilèges ? Quand je suis épuisée mais que ma fatigue certainement n’est pas la même que celle d’une mère qui traverse la ville tous les jours ? J’aurais mille choses àdire. Mais finalement j’ai juste répondu :
 
— Oui, c’est vrai que le bus n’arrive jamais àl’heure. 
 
La femme a changé de sujet pour voir si le temps passait un peu plus vite :
 
— Vous savez ? Un homme est passé ici et il a essayé de prendre des photos de mon fils en pensant qu’il était célèbre. Je lui ai demandé d’arrêter immédiatement ! Il se prend pour qui ? Tout le monde pense que mon fils ressemble àCirilo de la télénovela, vous connaissez ? Mon fils est modèle de photographie, mais il laisse clairement entendre qu’il ne veut pas cette histoire de marcher d’un côté àl’autre dans une passerelle. Donc nous avons créé un compte Instagram avec ses photos toujours accompagnées d’un sous-titre contre le racisme. Il est super-communicatif, mon fils, il parle avec tout le monde, et… 
 
La fière mère a été interrompue par une scène dont nous avons toutes les deux étés obligées d’être témoins : un autre homme prenait des photos, mais cette fois-ci d’un vendeur ambulant qui vendait des boissons sans alcool avec son réfrigérateur en polystyrène. Après avoir pris les photos, il a appelé quelqu’un en gesticulant tandis qu’il lisait la plaque du nom de la rue.
 
  — Il est en train de dénoncer le vendeur, c’est sà»r. Putain, il faut être très méchant pour dénoncer un homme qui est ici tranquille juste en train de faire sa vie. 
 
J’étais complètement d’accord, il y a certaines choses qu’on ne peut jamais comprendre. On dénonce un vendeur ambulant mais on ne dénonce pas autant d’autres scandales balayés sous le tapis. Est-ce qu’un jour les injustices sociales et raciales seront moins évidentes au Brésil ? Ma rêverie a été interrompue par Bryen, qui me tirait par le bras :
 
  — Hé, moça ! – comme on appelle les « mademoiselle  » au Brésil.
 
Et il a continué, en me montrant l’avion de papier qu’il avait fait :
 
  — Regarde ! Regarde l’avion que j’ai fait !
 
Il s’approchait de moi avec son avion en simulant le bruit du moteur avec la bouche.
 
   — Uauu !!! Et il va où ton avion ?
 
 — Dans le monde entier !!! – il m’a répondu l’air ébloui par son avion.
 
Je suis donc entrée dans le jeu et j’ai pris mon envol vers la Chine, le Mexique, le Liban.
 
 — Bryen, tu veux être un pilote quand tu seras grand ?
 
À ce qu’il a répondu sans hésiter : 
 
— Non ! Je veux être TOUT !
 
Et de vol en vol, le garçon qui voulait être tout n’arrêtait pas de déplier et de plier plusieurs fois ce même papier pour en faire différents modèles d’avions.
 
  — Moça, qu’en penses-tu de celui-ci ?
 
  — Mais c’est super, Bryen !! Avec celui-ci tu peux même aller au Japon !
 
En quelques secondes on pourrait aller au Japon, mais pour rentrer chez nous il fallait attendre toute une vie. Aucun signe de nos bus. Ni le mien, ni le leur. Bryen, un peu fatigué de l’attente, a eu une grande idée : 
 
— Maman ? Pourquoi on ne rentre pas chez nous dans mon avion ? On profite et on amène la Demoiselle chez elle !!
 
Nous avons tous ri. J’ai regardé sa mère dans un échange de regards de connivence sur l’innocence et la créativité d’un enfant qui rêve.
 
D’un coup, la fatigue d’un vendredi n’existait plus et l’attente du bus se transformait dans un moment présent où j’étais la “Mademoiselle qui répare les avions†, car c’est ce poste que Bryen m’avait donné. Nous avons joué encore quelques minutes, jusqu’àce qu’on ait vu le bus de Bryen et de sa mère qui finalement s’approchait. Ils se sont pressés pour ranger leurs sacs. Bryen a récupéré l’avion qui était tombé par terre. Ils ont couru et, tandis qu’ils attendaient l’ouverture de la porte, le petit garçon a regardé en arrière tout en tenant l’avion en papier en l’air et a crié :
 
— Tchaaaaau, moça !!!
 
Et il est entré. En direction au Taboao da Serra et, qui sait, en direction d’un avenir où il puisse être tout ce qu’il veut.
 
En direction d’un avenir où les avions des arrêts de bus deviennent des vols nationaux et internationaux où n’importe qui peut embarquer. 
 

12 août 2022
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