Abandons | Danielle Fournier

Danielle Fournier a bien voulu nous confier quelques pages de son recueil Abandons, tout juste sorti des presses. Qu’elle soit ici remerciée ainsi que les éditions Triptyque qui ont donné leur accord àcette publication.


Premier extrait

Quelqu’un lui demande si elle tente de couvrir le
singulier en elle. Sans se taire, elle ne répond pas.

Un chant discontinu me ramène icis. Cet air pas
tout àfait affirmé déclenche le désir sans le fixer.

S’il y a plusieurs formes de morts, aucune d’elles
n’est une fiction. La vie devant laquelle l’absence
de vie prend son sens.

Les dernières lueurs ou l’écharpe d’un enfant
qui a grandi trop rapidement révèlent ma vie en
sursis. Le sillage bleu rose de la lumière ne suffit
pas. Je ne regarde pas devant. Je témoigne des
oiseaux de nuit en flammes.

Femme homme, les deux sans être. Jamais une.
Mon corps divisé par le milieu, fendu en deux.
Mon âme et le coeur égarés, engloutis.

Chaque matin est une victoire silencieuse sur la
mort quand le soir s’éloigne.

Elle se demande si elle pourra échapper àcette
rougeur qui teinte sa peau rapidement ; elle ne fait
pas l’amour, elle va vers le puits. Elle se demande
pourquoi elle existe.

En fin d’après-midi, elle se réveille d’un interminable
sommeil. Personne ne l’interroge ou ne lui
demande son nom ni si son corps est bien le sien.
On la voit marcher àcôté d’elle-même. Cela n’est
pas étrange, n’étonne Personne.

Il y a des lieux apaisants où différentes ombres
nous rendent visite sans rancune pendant qu’en
notre âme persiste une inquiétude face àce qui
reste de vivant en nous.

Ne pourrai dire si je suis debout ou couchée. Personne
ne me le dit. Personne ne lui demande son
nom.

À la rencontre du ciel. Les voies lactées, les
aurores boréales où se mêlent aux cris de joie
ceux de la tristesse. Mêmement. Un ciel bossu, un
lieu au fond de soi, malmené. L’ultime, l’indocile.
Ce sont des roses que je plante dans les mots, du
muguet sur la langue, dans la bouche.

J’appartiens àcette race de femmes rebelles,
anéanties et pillées.

Elle se dit qu’elle voudrait que cela s’arrête, que
tout s’arrête, cette noirceur, ce couloir, cette douleur ;
elle se dit qu’elle aimerait oublier. En est
incapable. Ne sait ce qu’elle devrait oublier. Piétine
son nom. Entend l’écoulement des sources. Le
bruit des fontaines.

Un pays ouvert sur l’infini. Une chambre. Un
lit où repose celle qui ne trouve pas de repos.
Ce pays de brume, de pluie, de soufre, d’arbres
pieutés, vient du fond des bois et surgit dans les
cheveux blonds d’une enfant : j’appuie maladroi-
tement ma joue contre ce pays de songe et de
revenants. J’adresse des lettres aux dieux, aux
vivants. Ne me suis pas épargnée, n’ai pas tenté
de l’être. Cherche des mots simples, ceux de ma
grand-mère, du fleuve, des mots d’hiver, d’été,
des mots qui aident àfranchir le seuil ; des mots
qui réhabilitent.

Tous, sauf un. Celui paraphé des initiales du
silence.

J’aime la terre, sa couleur vert tendre, bleu royal
ou sauge écarlate, ses fêlures, ses gélivures, son
odeur, ce qu’elle donne. Avec elle, monte mon
impatience.

J’aime la fragilité des jours.

Des coulées d’or dans le ciel mauve du soir.

Et je vais jusqu’àla déchirure du monde, aveugle,
illisible, devant le Pays brà»lé.

Je nomme la résistance de l’écriture contre la barbarie
intérieure ; je dis que je connais l’écriture
qui ne se donne pas, qui parvient lente, rarement
entre les cuisses. Doucement vers son drame.

Je dis qu’il n’y a pas d’autre mot que celui-là.

Quelqu’un pense qu’elle est croyante et somme
toute, il a raison. Elle le remercie de cette intimité.

Il m’est impossible – pour combien de temps ?
Jusqu’àquelle nouvelle histoire ? – de regarder
d’anciennes photos retrouvées par hasard entre
les pages d’un livre oublié au fond d’une garderobe
 : me bouleverse celle pâlie, d’un enfant, d’un
homme ou d’une femme tels des mots oubliés de
ce livre en pièces détachées, aux feuilles décollées,
recollées, un livre qui aurait donné l’usage
du monde.

Quand je me ferai un masque, je me demanderai
qui est derrière l’argile. Impossible je.

Elle croit qu’elle ne sait plus aimer. Impatiemment
fidèle. Elle est une coulure du ciel en feu, des
nuages chargés d’eau, bleus presque noirs. Elle est
une pierre sur la route des Gorges.

Elle vit protégée de son désir, habitée par son
absence.

Quand la nuit appelle ses irradiations lunaires,
ne sommes-nous pas habitées par la tourmente, à
ruminer histoires et récits remarquablement écrits
par la main de quelqu’un d’autre ?

La nuit. Aucune parole somptueuse ne saurait
protéger de son concert. Sur le tranchant de
l’existence, ce fil fragile témoin d’une existence
coupée du monde qui chante dans le souffle du
vent, qui arpente le ciel qui ne souhaite rien.

Il n’y a que ce rien, ce rien-là.

Des feux, de braises enveloppés d’une intimité
ouatée. L’espoir, l’espérance impossible. L’en-bas
est le sol sur lequel traînent les pieds.

Alors quelqu’un lui demande de lire àvoix haute
le livre du recueillement, et elle s’exécute.

Deuxième extrait

J’ai cru que cela allait recommencer, le ciel bleu
noir, des arbres dans leur splendeur.

C’est dimanche.

Elle va dans des pièces meublées d’histoires. Elle
demande aux murs de lui permettre d’exister
malgré les cicatrices vives.

Les mots des objets et les choses. L’automne,
je nomme l’automne, dimanche, quand tout se
détraque, que plus rien n’a de sens àmoins que
ce soit un sens qui ne puisse se comprendre.

Il y a toujours une cachette pour les larmes.
Qui reste gravée au fond.

Rien n’est dressé sur la table. Des fleurs fanées
traînent dans l’eau croupie, des tas de vêtements
propres mêlés aux sales, les fenêtres fermées,
des rideaux entrouverts, la porte close. Personne
n’entre. Personne ne sort.

Je ne détourne pas la tête.

Dissociée du monde des vivants, cette fracture
violente du réel. Mon coeur a raté un battement.
Peut-être deux. Comment revenir au présent ? De
quel présent s’agit-il ? De quels regards croisés ?

Je glisse sur le mot Himalaya et je dis qu’on ne
me cassera pas les os, que je n’oublierai pas la
résistance, ni les mers, ni les océans et que j’arriverai
àmoi.

Une fiancée vendue.

Longtemps elle a été quelqu’un d’autre, quelqu’une
d’autre et a cru àune histoire, une de ces histoires
inventées qui aident àvivre parce qu’elles sont la
vérité.

Me suis dit que j’étais là, icis {} et que j’étais n’importe
qui, comme une morsure, àdemander :
suis-je une femme ?

Cet état du monde s’écrit tête baissée, yeux à
moitié clos la nuque penchée, les yeux embrouillés.
Inconsolable, cela m’a échappé, forme sans
forme, dans un monde dont le nom porte celui
des ombres égarées d’une écriture glacée.

Les lèvres flottent au bord des montagnes, détachées
du visage ne reposant sur rien. Je reste
ainsi.

Légère. Immergée.

Est-ce la vision de l’amour ou celle de sa défaite
qui s’avance vers moi ? Habité par la lassitude,
enfermé dans une vie qui ne s’appartient plus,
le corps n’a de récit que celui insupportable et
déraciné. De l’enfermement. Je ne suis pas sortie,
si je l’ai fait, je ne m’en souviens pas.

Une lumière oblique dans la chambre. Les bruits
d’une ville qui rentre chez elle. Des enfants
s’amusent sur le chemin du retour, les mères
épuisées depuis le matin, s’arrêtent exaspérées.
La rumeur de la ville et celle des champs, son
grondement régulier. Quelqu’un gravit le deuxième
étage de sa maison, se déchausse après avoir
ramassé le courrier ; le meuglement des vaches,
l’heure de la traite, leur pis douloureusement
enflé ; la jupe enlevée, le chandail, une tenue
molle : la course contre la montre des enfants
affamés.

Les heures se succèdent, interminablement
ménagères.

Je descends sur la blessure du monde. Du doigt,
m’infiltrer dans cette faille. Mots pêle-mêle embarrassés
de lettres àla dérive. Des hommes, des
femmes, des enfants, des chiens, des chats. Je
penche la tête devant, saisie par ces corps.

De ma main, je tiens un stylo, l’autre s’appuie
contre le vide. Une destinée dans laquelle je sollicite
les mots, tous les mots, sauf celui au motif
insoutenable.

Dans son désarroi, elle suit ce qui la devance.

Ce qui n’est pas me dépossède. Ne me reconnais
pas, fragmentée dans le ciel, quand le vertige succède
àl’éblouissement.

Derrière le bourdonnement de la ville, les briques,
les faux toits, cette fragilité, cette intranquillité  ;
un temps de louve. Je n’ai pas oublié ce chemin
lointain. Le retrouve épuisée par cette marche
vers le plus sombre. Certaines lignes de vie dans
la main cachent des profondeurs insoupçonnées.
Cette fatigue.
J’exige une heure pour les âmes mortes.

Le soir, le matin, pareil. Étourdissements. Bavardage,
paroles inutiles, gestes répétitifs. Ne retiens
rien, cela me passe dessus, abandonnée dans mon
corps ; je marche maladroite, des lieux inexistants,
des rêves d’encre blanche. Invisible. Je passe le
temps àd’autres.

Au début je savais puis je me suis mise àmoins
savoir, àmoins comprendre, àmoins voir, àmoins
entendre. À moins vivre.

Pas de livres, pas de mots, pas de paroles, pas de
corps, pas d’histoire, pas de poèmes, ne pas, ne
plus. Rien. Que pas. La vie, blessée dès l’aube,
des lettres tailladées àmême l’âme. La bouche.
C’était le début. C’est devenu maintenant.


Danielle Fournier, Abandons, Montréal, Éditions Triptyque, t-poésie, 2020, 84 p.

1er mars 2020
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