Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 21
Extrait du Journal au lundi 24 mai :
« De plus en plus de mal à me concentrer sur quelque tâche que ce soit ; je passe désormais plus de temps qu’il ne faut à écouter le Youtube égyptien sur le téléphone d’Elsa : les hymnes soviétoïdes que l’éphémère République Arabe Unie tenta vainement d’imposer à ses foules et qui, vertu de la musique militaire, parviennent à vous retirer de votre propre pensée mais magiquement, comme des cerneaux sans briser la noix. 34 ans : il est bien évident que je ne serai pas un grand homme, le créneau dépassé, les rencontres pas faites et les œuvres toujours en deçà. Cette résignation s’accompagne, comme de juste, d’une hyperesthésie maladive et, partant, d’un trésor de sensations fracassantes, cette matière première de l’art s’accumulant d’autant mieux qu’elle me sait dénué des moyens pour la transformer vraiment. Le moindre rayon de lumière me foudroie, l’odeur d’eau partie des vases vides me met le cœur au bord des lèvres. La littérature pour m’éblouir n’a plus guère d’effort à fournir : Moustapha, expliquant au sujet des moustiques qu’en arabe on n’appelle pas pareil les mâles et les femelles, suffit à me stupéfier jusqu’au soir. Je parcours avec accablement le manuscrit de ma grande Pietà, deux cents pages machine, quatre ans de travail, sans doute en faudra-t-il autant pour tout taper sur l’ordinateur et convaincre Gallimard de perdre son argent. Est-ce vraiment de ma main ? Pour dîner je commande des foies de poulets marinés de chez Taboula, la cantine libanaise de l’ambassade U.S. Au téléphone le patron demande si oui ou non des grains de grenade dessus mais, quand les boîtes arrivent, rien. Cela m’attriste. Les déceptions de ce genre, la faute sans doute à quelque chagrin d’enfance, me plongent à chaque fois dans des abîmes de perplexité tant j’ai peu de résistance à leur offrir. Vers minuit je sors fumer. Au palier d’en dessous, derrière la porte condamnée depuis sa mort il y a dix ans, le téléphone mystérieusement sonne dans l’appartement de Mme Faouzeia, la docteure-des-reins qu’affectionnait Sadate. »
Extrait du Journal au mardi 25 mai :
« Une photo ratée. J’en ai pourtant eu tout le loisir, cette après-midi, en accompagnant Elsa au lycée. C’est un bâtiment très moderne, les formes pures, de grandes surfaces réfléchissantes où les volumes se démultiplient sans même l’espèce de gaze qui recouvre êtres et choses dans l’épaisseur ordinaire des miroirs ; et l’obsession du dernier demi-siècle de substituer la vitre au mur, de circonscrire l’opaque aux sordides machineries du building vous tient l’instinct alerté, le cœur grave. Les élèves sont restés chez eux, on donne des cours sur Zoom sur de petits ordinateurs prêtés ; j’entends, dans une des salles du bas, un collègue expliquer les Mémoires d’Hadrien. Les habitués de ce Journal se souviennent peut-être que j’animai jadis en ces murs un pompeux Laboratoire de Littérature Pratique ; c’est l’origine de cette page Instagram dont les circonstances et peut-être aussi quelque nécessité intérieure mal assumée m’ont fait prolonger l’existence. Je photographie les ombres, les prismes d’air qui m’avaient fait comprendre, je leur disais, l’étrange mansuétude de Gracq sur le chantier du nouveau Montparnasse mais rien n’en reste aujourd’hui qu’une sorte de maquette désincarnée, le projet d’un première année d’architecture avec, dehors, des arbres de mousse et des Playmobils en gilet pare-balle. La réduction de cette inconsistante géométrie dans l’espace resserré de l’appareil échoue. Toute cette densité factice. La gloire de l’usure n’a pas trouvé de prise sur ces gaines d’aluminium, sur ces paravents de fer peint : tout s’y défait comme taillé dans le sucre, sans même rouiller, sans même de mousse à l’aplomb des gouttières ; mais tout y renvoie votre visage bleuâtre, gonflé, comme préparé par je-ne-sais-quelle injection à vous faire extirper les dents de sagesse. Je m’enfuis sans dire au revoir, dors dans le taxi jusqu’à la maison. Tout fut particulièrement lamentable. Je commence pour ce soir un vague mot d’excuse mais Elsa me force à l’effacer : j’ai la plume trop facile, objecte-t-elle, et ne suis plus guère intéressant que dans les fiascos. »
Extrait du Journal au mercredi 26 mai :
« La matinée au café. Les mouches sont parties, certainement l’amorce de la fin du monde mais personne ne fait mine de s’en émouvoir. A la table voisine deux vieillards se disputent sur la mort d’une femme dont je crois comprendre qu’ils l’ont chacun puissamment aimée : 1966 ou 1969 mais en hiver, unanimes. Je relis le texte que j’enverrai cette semaine à Metz. Il a ce déséquilibre que je crois nécessaire : un léger défaut de l’assiette, promesse que la giration sur un axe lui arrachera un oscillé plaisant. Se méfier, d’une manière générale, des trop beaux objets : le lecteur qui ne supporterait pas de retrouver dans la glaise cuite l’empreinte de mon pouce, je ne sais ce qui le fait ainsi tromper Netflix. Déjeuner à l’institut culturel, croisé Damien fraîchement rentré de France, et Louis ; nous parlons de cette mérule noire qui foudroie désormais les survivants du Covid en leur rongeant, lit-on, le joint des yeux et la commissure des lèvres. Les pharmaciens la traitent à la poudre de curry ou bien, de l’autre côté du fleuve, au beurre rance. La relative discrétion du Monde à ce sujet étonne. Le steak est correctement cuit. Suis invité, le 10, à l’ambassade pour la visite de M. de Kerangal. Ainsi l’occasion me sera-t-elle donnée de prouver aux lecteurs du Journal quelle virtuosité j’ai acquise dans l’art du retournement de veste ou même pas : on n’a jamais parlé si peu littérature que dans ces grands gueuletons destinés à la fixer sur le bord du gouffre. Étonnamment ému par le petit livre de Gamal Ghitany sur son opération du cœur, acheté surtout à cause de la photo de couverture, une de Gérard Rondeau. Les raisons qui vous font mettre la main à la poche : Rondeau, le parrain de Grégoire, ressuscite les soirées passés avec mon vieil ami dans sa chambre d’Épernay, nous sondions dans sa collection d’albums la grammaire des images, nous crevions la nuit les grillages de la gare pour essayer sur les motrices luisantes son appareil à lui. Elsa, le soir, souffle que je n’ai pas appelé ma mère depuis longtemps. »
Extrait du Journal au jeudi 27 mai :
« La crise que j’avais senti monter depuis minuit me terrasse à 14h exactement. Rentré à demi-mort. C’est mon mal bien connu. Je m’allonge en rentrant, laisse tout faire à Elsa, dors quatre heures. J’ai très froid et les jambes qui bougent toutes seules comme des cuisses de grenouille sur un alternateur. Me gave de Panadol. Parviens à manger un peu, attrape le bouquin de Roger Stéphane sur Malraux qui me tombe aussitôt des mains. On met les enfants devant Petit Ours Brun. J’écris ce soir sans volonté d’écrire, et la nouvelle de la traduction en grec de la Grande Idée quasi achevée me laisse froid. Demain, demain. Les draps sont mouillés. Je dois me débarrasser de cette putain de sale douleur qui ruine la vie d’Elsa et la mienne. Les médecins ne sont que des présentoirs à certitudes. Vive valeque. »
Extrait du Journal au vendredi 28 mai :
« La journée au lit. La douleur reflue. Répondu à la traductrice grecque sur les points à éclaircir (le crabe-tambour, le bassin des douze deniers, le pistolet d’arbitrage). L’état fiévreux convient bien à la lecture de Faulkner, comme une sorte de clef chiffrée qu’il aurait utilisée lui-même pour écrire ; clef qui semble avoir été à peu près la même dans le volume de F. Bon sur ses contemporains, que j’ai fréquenté plus que de raison mais feuillette encore, façon de ne pas lâcher le fil dans le labyrinthe. Les enfants jouent sagement, Elsa au téléphone avec sa tante parle de l’été, d’une maison qu’ils loueront dans le Vaucluse ; et mon cœur se serre d’être séparé d’eux mais je ne puis supporter les grandes locations collectives, l’été en général et le sud de la France. Longtemps que je n’avais pas passé tant de temps au lit. L’esprit se maintient péniblement à la surface, il me semble parfois être dans une autre maison, que des voix m’arrivent de pièces inconnues – des souvenirs qui ne m’appartiennent pas, peut-être l’Algérie. Les mouches viennent vous boire la sueur du front. Il faudrait photographier -comment ?- les degrés de la lumière sur le plafond, le redéploiement de l’ombre tellement désordonné qu’on croirait qu’une bête effrayée passe et repasse devant la fenêtre. J’ai appris ce matin qu’il faudrait passer dix jours en isolement, dans le Pays lointain où je vais m’établir : dix jours je serai seul, femme et enfants me rejoindront plus tard dûment vaccinés ; dix jours dans une petite chambre donnant sur la frontière et la perspective secrètement me réjouit comme dix ans de plus qu’on m’accorderait à vivre. Je rêve, successivement, de vastes rencontres d’infanterie vues de haut, de Bruno Crémer et de femmes mais sans érotisme aucun, des peaux comme délivrées des pensées qui d’ordinaire les meuvent : de longs corps nus de femmes chevales. Je suis tout étonné, en rouvrant les yeux, de constater que la sonnerie du téléphone était vraie. C’est Mohamed, quatre fois. Il a dû voir la voiture et s’inquiéter. »
Extrait du Journal au samedi 29 mai :
« Convalescence. Elsa qui se sent doucement monter la fièvre va faire le test du Covid. Les plantes du balcon tirent de la langueur qui a figé l’appartement une vitalité inattendue ; les menthes déroulent des crosses au dessus du vide, le jasmin bourgeonne et je vérifie, à nouveau, comme la nature sans cesse redirige son fluide vers les créatures qui lui semblent le mériter. Nous devrions être suspendus aux résultats du test mais, étonnamment, l’esprit s’attache aux habituelles billevesées : un pneu éclate dans la rue, une dispute dans l’escalier, le souvenir du type devant moi à la boutique de photocopie, deux rues de chez nous, qui s’imprimait mardi dernier les Caractères de La Bruyère mais refusa obstinément de croiser mon regard. Ma sœur emménage dans son nouvel appartement, à Toulouse ; l’occasion d’apprendre sur la photographie ce que deviennent mes cousins de là-bas ; de mesurer, aussitôt, la vitesse qui sépare ces branches des familles, les bascule par pans entiers dans ces zones du souvenir où les soleils eux-mêmes refroidissent. Ils furent, à mon mariage, des convives adorables, j’aurais eu plaisir à les revoir mais, enfin, je n’ai pas tant de sang au cœur qu’il puisse irriguer si loin dans la phylogénie. (Hypothèse, à ce sujet, que le grande impulsion de l’exil depuis 1962 n’ait pas trouvé pour nous de force adverse, et que nous nous dispersions dans l’univers comme trop puissamment jetés). Les enfants, en revanche, manifestent à l’endroit du dernier des inconnus une curiosité inimaginable pour peu qu’il ait souri devant l’appareil. Il faudrait, sans doute, les avertir contre cette effarante ramification humaine, attachante certainement, pleine de rencontres possibles mais à quel prix ? Mais Elsa aussitôt me sermonne : d’avoir raté moi-même mon existence sociale ne m’autorise pas de compromettre la leur. Je dors beaucoup. Georges appelle, Mohamed encore, Asma. Je n’ai toujours pas retrouvé l’appétit. Au soir, mais caché de ma femme, j’écoute Enrico Macias. »
Extrait du Journal au dimanche 30 mai :
« La vague aura fini par nous rattraper : par qui et quand ? Je ne sais trop comment justifier aux enfants cet isolement de deux semaines, je parle du Nautilus, de Mir mais cela n’éveille rien chez eux. Elsa ne va pas fort, mon aînée aussi a la fièvre ; et cependant nous assurons, ut dicitur, la continuité de l’État. Je redoutais quelque grande réaction saugrenue du voisinage mais la nouvelle de notre convalescence forcée arrive trop tard : les gens se sont lassés de la dramaturgie pandémique, des rubalises et des combinaisons NBC. Hamid sonne pour prendre des nouvelles, M. passe demander si nous avons des draps à faire bouillir. Moustapha m’envoie régulièrement des messages inquiets, il peut venir à n’importe quelle heure et pour n’importe quoi : lui n’a pas peur, promet-il, et comme souvent je sais pouvoir faire reposer sur ses épaules le sort de cette maison si jamais le besoin s’en faisait sentir. Cela sera étrange ; nos réserves de l’an dernier ont fondu, je m’étais accoutumé à l’idée que cette tempête aussi passerait au large, pas même tiré d’argent liquide. Trop faible encore pour manger ; nous avalons des poignées de semoule mouillée, des abricots secs. Travailler est particulièrement difficile. Je parcours le livre d’A. Bleikasten sur le plus célèbre des romanciers du Mississippi avec un agacement croissant contre ces universitaires certainement plus brillants que moi mais qui ne rougissent pas d’avoir recours aux plus faibles verrous psychologiques (son carcan orthopédique, un amour enfantin pour son institutrice, à 17 ans son goût pour le symbolisme) pour esquisser la trajectoire d’un homme dans la littérature. Il aimait les avions ? C’est qu’il était petit. Dans un cahier d’écolier, le jeune William donne la parole à une statue de marbre : l’auteur de conclure ’’de toute évidence [à] un autoportrait’’. Mais son fin relevé de toutes les mystifications du Nobel 49, à commencer par son épopée rêvée dans la RAF, me paie largement de ces 800 pages que noircit, on la sent partout, une fascination profonde pour le plus grand des demi-destins. »