Atelier d’écriture 5
- Empruntant quelques pages à différents volumes de la série déjà ancienne La vie quotidienne à transformer la présentation d’une situation historique en un récit de fiction.
Ici La vie quotidienne en Russie au temps du dernier tsar, Henri Troyat, 1989, Hachette, p. 192
- Depuis que Guiliarovsky avait déposé son manuscrit à la censure et que le verdict était tombé : destruction de toute la composition imprimée, Guiliarovsky errait sans but, comme un homme à qui l’on aurait annoncé que son enfant, ayant volé un pain, allait être envoyé en prison.
S’il avait écrit Les gens des taudis ce n’était pas tant pour dénoncer la politique impériale que pour témoigner sa solidarité à l’égard des pauvres, entassés dans des baraques, l’humidité, les courants d’air, les rats, la puanteur, une réalité qui les conduisait à la maladie et même à la mort.
Guiliarovsky avait passé des jours à observer ces vies modestes, des marmots sales et à peine vêtus, un même potage quand encore il y avait du potage. Et, dans son roman, il avait mis toute sa compassion, pour que l’on sache ce que c’était que cette misère qui transformait les êtres en des bêtes, les sages en criminels et les honnêtes en larrons.
Cependant, en une seule nuit, la commission de Saint-Pétersbourg avait décrété le livre abominable, dangereux, supposant que sa lecture ne pouvait faire naître que de menaçants rebelles ou même de véritables révolutionnaires.
Il me faisait pitié, tout ce qu’il avait mis de son humanité dans son livre lui était comme arraché, retiré sans vergogne. Mes paroles consolatrices lui étaient de peu de poids, et je ne savais plus comment le détourner d’une idée fixe qui lui était venue, qu’il se rendrait à la caserne où devait avoir lieu le grand autodafé. Ce projet me semblait masochiste, à quoi bon aller voir brûler tous les exemplaires existants par des officiers qui n’avaient pour la lecture aucun appétit naturel ? Qui regarderaient les flammes avec la même indifférence que si elles en venaient à consumer un tas de mauvaises herbes ?
Comme je ne pus jamais le dissuader d’assister à cette torture, je me fis fort de l’accompagner, considérant qu’il pourrait épancher sur moi le trop plein de douleur que ce spectacle ne manquerait pas de provoquer.
J’avais déjà été témoin de ces démonstrations voyantes, mais jamais je n’avais entretenu de proximité avec l’auteur. Même s’il s’agissait de l’œuvre d’un ami et non de la mienne, chaque instant faisait monter en moi un peu plus de révolte. Toute cette orchestration contre un malheureux coupable de regarder le monde avec les yeux de la lucidité, cela me semblait disproportionné et inutilement haineux.
La garde nous maintenait à distance du feu. De larges nuages noirs s’envolaient dans le ciel et le papier fumait répandant une odeur âcre.
Sans l’avoir aucunement prémédité je m’élançai soudain, comme aimanté par un volume resté intact et qui gisait presque à nos pieds. Ce geste semblait tellement immédiat, presque innocent – à peine avais-je saisi le livre que je poussai un cri affreux, un garde, encore plus prompt que moi, m’enfonçait sa pique dans la main. De douleur, je m’étais dessaisi du livre, tombé là, la couverture ensanglantée. Guiliarovsky s’était accroché à moi, avec fébrilité il m’enserrait comme si sa chaleur allait calmer l’épouvantable torture de la plaie. Le garde nous regardait avec hauteur comme deux déments qu’il ne pouvait que mépriser. Il finit par arracher sa baïonnette et se détourna, du moins c’est ce que je crus car je m’étais évanoui sous le choc.
Quand je revins à moi, allongé sur un lit, mes yeux allèrent vaguement de Guiliarovsky aux murs incertains, jusqu’à ce que mon attention se fixât. À mon côté, je déchiffrai sous les traces sanglantes les lettres qui formaient ce titre : Les gens des taudis.
Au-dessus de ma tête, résonnèrent alors ces sobres mots : nous sommes ces gens.
À son péril, Guiliarovsky avait soustrait cet ultime exemplaire, comme, à mon péril, j’avais tenté de le faire face à des sbires pour lesquels nous ne serions jamais que des gens.
9 avril 2024