Aude Pivin | Lecture de Avec Kafka, coeur intranquille, de Sereine Berlottier

Se tenir là

Sereine Berlottier se tient là, à un endroit qu’on pourrait dire à la limite. Un endroit où un événement l’a forcée à se tenir un jour, et elle y revient dans l’écriture, à la lisière entre deux situations, deux êtres, eux-mêmes à la frontière d’un autre monde.

L’un des deux est Kafka. On le sait par le titre, Avec Kafka, cœur intranquille. On pressent qu’il a fallu à la narratrice la force de cet écrivain, cette puissance d’incarnation et d’écriture pour réussir à se tenir là, à côté de celle qui va mourir. Celle qui va mourir est sa mère et c’est l’expérience du seuil que la narratrice va cerner et nous faire approcher, et qu’on pourrait tenter de résumer ainsi : comment se tenir au seuil de la mort ? Et avec quels mots ?

Et j’avance, escortée par K. vers ces chambres où j’eus moi aussi à apprendre quelque chose au sujet de la peur, dont je ne me souviens pas, mais qui a fait de moi quelqu’un d’autre.

Le texte nous amène vers cette expérience du souffle (presque) coupé (par la peur ou la mort) avec une infinie pudeur : on observe la déliaison, conséquence de la maladie qui diminue cette femme, transforme sa personnalité et son corps, modifie la relation aussi, et finalement tout autour, mais sans mise à nu. Sereine Berlottier est à un endroit de l’écriture qui lui est propre, où l’essentiel est dit mais en détourant son sujet plutôt qu’en le sondant à cœur ouvert au fond de sa chair.

Je ne retrouve rien du savoir qui était le nôtre, de la forme de nos patiences, des conversations au téléphone avec mon enfant le soir, quand je devais rentrer tard et que je lui souhaitais bonne nuit, de loin, au bord d’une vitre d’hôpital plongée dans le noir. Je n’y retrouve rien de la pente où nous glissions, l’affaiblissement du souffle, de la voix, la douceur au bout de nos doigts, mais chaque indication inscrite au crayon de papier, ouverte à l’effacement, aux repentirs, comme si la succession des jours elle-même n’était plus qu’une construction vacillante et suspecte.

D’un autre côté, il y a le lien à l’écriture qui s’articule autour de la question d’un autre seuil à franchir, celui du début et de la fin du texte. Il est beaucoup question de notes, de carnets et de lectures. Il est question de bribes, de pensées fragmentées, de l’expérience du travail de l’écrivain (tout entier tendu vers un texte en devenir) qui se laisse aussi travailler par l’écriture.

Et le texte de Sereine Berlottier se construit ainsi par une juxtaposition de fragments, avec toujours, Kafka d’un côté, sa mère de l’autre, que la narratrice fait se rejoindre, même si elle est seule à passer à travers le mur invisible qui les sépare jusqu’à provoquer parfois un doute chez le lecteur, quand on ne sait plus à côté de qui on est à cet instant du livre : de Kafka ou de sa mère.

Le texte se présente sous la forme de 196 fragments. Parfois un fragment contient trois mots, parfois 671. Le plus souvent environ une centaine qui forme comme des blocs sur la page ou, pour reprendre son expression, de « petites briques solitaires » (en relation, dit-elle, avec des notes éparses prises sur Kafka, lui-même aux prises avec la discontinuité – l’effort incommensurable pour produire de la « continuité »). Sauf qu’ici ces briques ne sont pas solitaires, mais subtilement assemblées les unes aux autres pour façonner un tout et laisser apparaître la trame, son architecture : le livre se raconte presque en train de se faire, avec l’errance, les doutes, les notes perdues dans un livre, oubliées parfois, les reprises :

Ne sommes-nous pas tissés d’oublis, de bégaiements, de morceaux de syllabes broyées ? Ne sommes-nous pas sujets à de brusques glissements de terrain, d’indécisions, de faux départs, d’involontaires retours ?

Plus loin, page 41 :

« S’il est vrai que l’équivalent de la maladie pour le corps est le fragment pour le texte », comme l’a un jour écrit Pascal Quignard.

Donc tenir bon autant face à la menace du corps que du texte qui se dérobent. Et la réponse ici semble clairement être : tout sauf le renoncement, tout sauf le renoncement à être avec sa mère, tout sauf le renoncement à écrire. Et peut-être trouve-t-elle aussi en Kafka le modèle de cette ténacité, obstination absolue :

Il attend
Il recommence.
Il s’assoit à son bureau.
Il écoute les bruits qui montent des autres pièces de l’appartement.
Il pose la tête dans le creux de ses mains.

Être là donc, dans l’attente du moment où franchir le seuil, où quelqu’un passera d’un monde à l’autre.

Pendant des heures, il reste assis, sans regarder sa montre. La nuit s’efface, il a terminé son histoire, il s’étire, réchauffe ses mains. Il reconnaît son visage dans la vitre grise que l’aube traverse. Peut-être qu’il essaie une ou deux grimaces avant de se préparer à entrer dans la chambre de ses sœurs. Il ouvre la fenêtre, écarte les bras, l’autre monde est là de nouveau.

Kafka, à qui il est presque impossible de penser sans l’associer à la maladie, semble être l’homme (le guide) passé par toutes les expériences, qui a déjà pris ce couloir, qui s’est assis au bord du vide, et qui s’est aussi tenu là sans savoir comment commencer ni comment finir. Une phrase, une vie.

Comme à côté de sa mère dans une ambulance, la narratrice suspendue, inquiète :

Je cherchais des mots…

Une vie à chercher les mots justes. Une vie à lire les mots des autres, comme dans ces moments qu’on imagine de silence avec sa mère où elles lisent côte à côte, et les mots qui lui ont peut-être manqués alors, la narratrice les trouve dans ce texte, laissant au lecteur l’image d’une femme qui tient résolument, et qui, par cette force de présence et de pensée, reconnaît que la vie de toute façon, quel que ce soit le moment, c’est toujours vivre au bord du vide.

C’est vrai, nous sautillons au bord des failles. La peur est notre maison, notre saison, notre alliance. Nous sommes nés pour la perte, le langage nous traverse, nos peaux sont à peine plus solides qu’une écharpe en coton.

Et dans cet état de peur et de vacillations successives, des échappées vers la vie percent partout, comme ces oiseaux qui sautillent de branche en branche par la fenêtre, une soupe de potiron à la crème et à la ciboulette qui surgit dans la chambre d’hôpital, un carré de ciel bleu, des fissures magnifiques par où passe résolument le jour.

40
(Mais pour le moment nous vivons.)

Avec Kafka, coeur intranquille de Sereine Berlottier, paru chez Nous en février 2023

18 mars 2023
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