Aude Pivin | Lecture de Villa Zamir d’Hélène Gaudy

Prenons le sujet : la villa abandonnée d’un homme richissime. Un appartement où l’autrice a passé ses étés, enfant. Un architecte danois qui a construit la villa et l’appartement. De ce presque rien Hélène Gaudy fait presque tout : rassemble les pièces éparpillées de son puzzle mental pour façonner d’abord une image des lieux, à travers une quête qui balise un premier chemin jusqu’à la Villa Zamir, sur les hauteurs de Menton.

Mais plutôt qu’une image des lieux c’est surtout un lien entre les lieux et les époques qui se dessine. Et il y a tout un art à construire un texte comme celui-là, fait d’ellipse, d’apparition/disparition, de secret gardé secret, puis dévoilé, murissement lent des connaissances et impressions qui fabriquent une histoire. Cette histoire-là paraît d’abord à la lisière de l’imaginaire, tant le mystère de la Villa persiste (« contenu invisible du cube blanc de la villa / vie invisible de son occupant / fragments de mémoire que cette image me rend ») et aussi un peu de son propriétaire, un dénommé A.K. dans le livre. Son identité sera dévoilée discrètement, par petites touches, d’abord son prénom, dont on apprend qu’il porte le même que celui de son chauffeur, qui l’aida à sillonner le monde en 1908 pour initier sa grande œuvre photographique et monumentale, sa grande archive des sociétés humaines de la planète, à travers des centaines d’heures de films et 76 000 autochromes.

Mais comment reconstituer à partir de quelques autochromes les souvenirs flottants des fantômes de la villa à Menton (« cette villa, je l’ai longée plusieurs fois lorsque j’étais enfant, marchant en contrebas le long du sentier des douaniers ») et de cet homme A.K. dont il ne reste presque aucune photographie (on dit qu’il les fuyait), aucun descendant direct (ne s’est jamais marié) ? Le point d’ancrage est la villa, longtemps laissée à l’abandon au Cap Martin, rosebud de l’histoire, déclic déclencheur du récit d’Hélène Gaudy (« Je n’imaginais pas que des êtres vivants puissent réellement habiter ces villas superbes et closes comme des rocs sur la mer. ») Et le lien entre les lieux est Hans-Georg Tersling, architecte de la Villa Zamir au Cap Martin en 1902 et de l’hôtel reconverti en appartements où les grands-parents de l’autrice passaient l’hiver, elle l’été.

Donc par les dédales empruntés, les mondes qui co-existent se relient à travers les voies qu’Hélène Gaudy a choisies. Voies qui l’amènent par un jour de février 2021 à la Villa Zamir, qui vient d’être rachetée par un richissime entrepreneur. On n’entre pas dans le jardin, l’accès lui est interdit, encore moins dans la maison gardée par des jardiniers et des ouvriers qui s’affairent pour la remettre en état. C’est ce refus d’entrer qui semble avoir montré la voie littéraire à suivre.

Ou plutôt à poursuivre : dans son livre précédent, Un monde sans rivage, un autre mystère entourait les trois hommes partis en dirigeable d’une île de l’archipel du Svalbard dans l’océan Arctique, en 1897. Hélène Gaudy, plongeant dans les archives, a retracé leur voyage, accident, errance et mort dans un récit documenté à partir de photographies et du journal de bord de l’expédition, récit cousu d’images nombreuses, d’époque, mais de son imaginaire aussi pour reconstituer l’improbable voyage dans les airs de trois explorateurs suédois, Salomon Andrée, Knut Frænkel et Nils Strindberg.

Le nom qui se cache derrière la lettre K ne sera dévoilé qu’une seule fois dans Villa Zamir, un peu en oblique. Quant aux liens entre les lieux et les personnes, donc entre Menton, le grand-père de l’autrice et A.K., tout se ramifie mais sans complètement se mêler. Dans le livre on se connaît sans se (re)connaître. C’est l’aventure humaine faite de connaissances et de celles qu’on rate (le grand-père et A.K peut-être, quoi que le premier aurait sans doute « abhorré » le second, dit-elle), et de celles qu’on retrouve :

« Sur le front de mer, quelques couples âgés dont la santé fragile nécessite le soleil, la douceur, version modeste des hivernants venus là avant eux. A force de les regarder, je réalise qu’ils sont les adultes de mon enfance, ces hommes à la peau mate, doudounes sans manches sur polos blancs, ces femmes blondes dont les lourds bijoux d’or brillaient sur la poitrine, désormais assis, voûtés, sur les bancs de bois face à la mer égale, avec entre leurs jambes, les remplaçants identiques des petits chiens que j’ai connus. »

Il y a aussi les connaissances qu’on accumule, les faits, les dates, la villa démembrée en 1938, A.K. mort en 1940, celles qui permettent de se repérer dans le passé tortueux et de jeter un éclairage original sur une partie de l’histoire des hommes et de leur géographie. Le reste il faut le reconstituer par d’autres voies, imaginaires certaines, et d’autres moyens, en se basant par exemple sur les photographies mais aussi les sensations, celles de la côte d’azur qui imprègnent tout le livre d’Hélène Gaudy.

« La mer n’a pas changé d’odeur. »

Sur la couverture de la collection Fléchettes, deux petits trous. A travers le premier on distingue du blanc, à travers le second une teinte charbon-rose. A l’intérieur, la photographie tirée d’une autochrome de la villa est insérée.

« L’image vient tout juste avant la nuit. Bientôt, les ombres des palmiers vont gagner tout le ciel. Au-dessus de la zone plus mate de la mer, une lueur de feu s’apprête à sombrer. L’image arrête le temps, comme toutes les images, mais celle-ci semble échouer à le figer tout à fait. Déjà, on sait que le temps va gagner. Les teintes vont s’assombrir et la mer disparaître. On sent la fraîcheur humide venue de l’herbe et du rivage, le désir de l’abri. »

Image que le lecteur peut laisser dans le livre ou bien détacher pour l’épingler au mur, s’en servir comme de marque-page ou encore la mettre dans sa poche, comme un petit caillou et s’en aller à son tour sur les traces d’H.G. sur les traces d’A.K. sur les traces d’on ne sait qui jusqu’à Menton, jusqu’à l’escalier de la Villa et tenter à son tour sa chance en sonnant au portail.

Villa Zamir a paru en novembre 2022 chez Sun/Sun éditions

29 décembre 2022
T T+