Battre l’obscurité et le soleil dans un grand saladier
Sortir du « sérieux » dans lequel les élèves – à qui l’on demande d’être studieux – se cantonnent souvent eux-mêmes, faire place à la fantaisie, donner sa chance au hasard, s’ouvrir à l’improbable et au saugrenu… et voir ce que cela produit. Nous voici partis pour deux heures d’expérimentation, entre surréalisme et merveilleux, avec pour guide L’Écume des jours, de Boris Vian.
« Boris Vian ? Il habite dans la même rue que mon grand-père, annonce un élève.
– Ah, c’est possible, mais il habitait alors, car Boris nous a quittés en 1959.
– Ah bon. Peut-être.
– Et il vit où, ton grand-père ?
– À Ville-d’Avray. »
Voilà comment j’apprends que Boris Vian est né à Ville-d’Avray. Information que toute la classe retiendra probablement – et qui rapportera peut-être un jour à l’un d’entre nous, qui sait, un camembert au Trivial Pursuit ?
J’ai choisi de leur lire quelques passages du livre où il est question de cuisine et de recettes – rappelons que je suis censée faire régulièrement le lien entre mes propositions et le métier qu’ils sont en train d’apprendre dans ce lycée hôtelier.
Une description, pour commencer – « Le couloir de la cuisine était clair, vitré des deux côtés, et un soleil brillait de chaque côté car Colin aimait la lumière. (…) » Puis la recette du pâté d’anguille préparé par le cuisinier Nicolas – cette anguille avait le toupet de sortir chaque jour de la conduite d’eau pour venir vider le tube de pâte dentifrice à l’ananas posé au bord du lavabo ; la voilà servie aux convives en guise d’entrée. « J’espère que cette histoire ne vous coupera pas l’appétit », s’excuse Colin.
Pour échauffer les crayons et détendre les méninges, nous débutons l’écriture par un petit jeu que j’affectionne. Un groupe écrit des questions commençant par « Qu’est-ce que… » auxquelles un autre, sans les connaître, propose des réponses imagées. Le résultat contient immanquablement cette dose de poésie que le hasard sait produire.
Qu’est-ce que le chagrin ?
C’est une voiture qui roule sous la pluie.
Qu’est-ce que le monde ?
C’est un glaçon au frigo.
Qu’est-ce que le regret ?
C’est un chat qui dort sous un rocher.
Qu’est-ce que le temps ?
C’est le temps qui passe.
Qu’est-ce que la peur ?
C’est un étang plein de boue.
Qu’est-ce que l’amour ?
C’est une batterie vide.
Qu’est-ce que la force ?
C’est une petite fille qui travaille.
Nous discutons quelque temps autour de ces images, celles qui font sens ou non, nous retenons celles qui nous plaisent et écartons les autres, imaginons comment nous pourrions écrire la suite…
De retour après la pause réglementaire pendant laquelle on aère la classe, et qui nous contraint à garder nos manteaux pendant l’heure qui suit, je leur propose de composer une recette surréaliste selon un principe très simple : remplacer certains mots par d’autres, mélanger le tout et y ajouter un peu de piment. Miam !
RECETTE DES PANCAKES SURRÉALISTES
1. Battre grossièrement l’obscurité et le soleil dans un grand saladier.
2. Ajouter de la banlieue fondue ou des tranches d’hésitation.
3. Délayer progressivement la lucidité, tout en ajoutant petit à petit une moitié de frisson (cela évitera les grumeaux).
5. Faire chauffer l’exhibitionniste à feu moyen.
6. À l’aide d’une petite louche, déposer des ronds de pâte sur l’exhibitionniste.
7. Lorsque des brebis apparaissent et éclatent, retourner les pancakes sur l’autre face.
8. Déguster rapidement, avec un filet d’électricité ou du jus de mâchoire.
Bon appétit !