Benoît Artige | Figures libres, Félix Vallotton
« Ce que j’aime, disait-il, quand je me promène en surplomb de l’eau, c’est attendre le crépuscule, l’heure exacte qui fait se répandre, partagées entre le ciel et l’onde, les couleurs les plus invraisemblables : des fuchsias, des jaunes or, des vermillons. Il n’y a pas d’autres moments où la beauté se déprend autant de toute logique. C’est ça que je veux peindre, exactement : ces contrastes d’avant le entre chien et loup. » Et alors qu’il parlait, à l’intérieur de l’appartement, les ombres, effaçant peu à peu le contour de toute chose, devenaient plus lourdes, des empâtements de noirs très profonds qu’il semblait vouloir creuser de ses grandes mains fines. Le chat, filant entre nos jambes, alla se cacher sous un fauteuil : la femme de chambre entrait, une lumière à la main qui projeta sur les murs en les déformant exagérément les gestes du maître de maison. Elle marchait à pas feutrés, plus discrète même que le chat ; elle venait porter du linge dans une armoire qui, une fois grande ouverte, libéra, dans le halo de la lampe, comme une clarté d’aube trop longtemps emmaillotée.