Benoît Artige | Figures libres, Alexandre Pouchkine
De la Russie, il ne connaissait que l’Eugène Onéguine de Pouchkine dans la traduction français d’André Markowicz et c’était un émerveillement. Un autre émerveillement était cette rencontre avec Mathilde dont la jeunesse à Moscou et les compétences linguistiques avaient suffit à dessiner les contours de tout un monde lointain et d’une espérance hautement romanesque : celle d’un couple parfaitement accordé, la lectrice et le poète, elle en Tatiana, lui en Lenski plutôt qu’en Onéguine – mais alors, pas de drame ! et à quoi bon tous ces vers ? Pour leur second rendez-vous, il était venu la rejoindre dans un exubérant hôtel particulier du côté du Faubourg Saint-Honoré à une vente de charité au profit d’un orphelinat sibérien pour la rénovation duquel on pouvait acquérir, moyennant des sommes faramineuses, tout un tas de petits objets voués à la poussière d’étagères à bibelots : icônes, matriochkas, œufs peints, broderie, bijoux. Comme il n’était pas venu pour acheter, mais pour séduire, il s’était fait un genre hirsute et rêveur qu’il pensait du meilleur effet et que la jeune femme sembla ignorer totalement. Dès qu’il parut, elle voulut trinquer – pirojkis et boissons, vendus au profit de l’orphelinat, remportaient un grand succès – et tant pis s’il n’était que dix heures du matin. Il se ridiculisa immédiatement en buvant sa vodka à petites gorgées. Précipité au milieu de cette coterie slave excessivement policée, lisse et pâle, il ne faisait pas tant poète que vulgaire moujik. Tous ces gens se déplaçaient et s’articulaient entre eux avec tant de fluidité et de naturel qu’il n’aurait pas trouvé saugrenu qu’on le priât d’exécuter sur le champ une écossaise ou une polonaise - pour tout ce qui touchait à la danse et au mouvement, il était de bois. Mathilde, s’apercevant de son inconfort, voulut, pour le mettre à l’aise, trinquer à nouveau. Elle se tourna alors vers un homme qui se tenait deux pas derrière elle, aux tempes grisonnantes et couvert de médailles : “Père, venez trinquer avec nous !” A la vue de cet imprévu Prince Grémin portant beau, le prétendant comprit qu’il s’agissait autant d’une présentation officielle adroitement menée que d’une sévère mise en garde : il faudrait plaire au Général avant de plaire à la fille. La rencontre fut fade – poème et prose, vague et pierre, glace et brasier différaient moins que ces deux hommes –, mais pas l’échec redouté ainsi que le résuma Mathilde quelques jours plus tard, en excusant son père d’une phrase flatteuse qui sonnait comme un excès orgueil : il voyait, certes, les humains, et les traitait avec dédain mais (sans jamais vouloir le dire), parfois, il distinguait un cœur et l’appréciait à sa valeur. Ce qu’elle tut, c’est que cette entrée en matière les porterait inévitablement vers un duel au long cours et perdu d’avance pour le moins inexpérimenté des deux. L’amoureux des tétramètres iambiques le comprit et cette passion qui promettait déconvenues incertaines, lettres sans retour et coups de pistolet, il préféra y mettre fin avant qu’elle ait même commencé, ainsi qu’il préféra tuer le Lenski qu’il avait en lui pour se faire Onéguine et adopter, pour le restant de sa jeunesse, sa morale en guise de consolation : “Moins nous tenons à une femme / plus sûrement nous lui plaisons, / et la perdons, et corps et âme / dans l’abandon de sa raison."