Benoît Artige | Figures libres, Georges Clemenceau
(Pour Mathieu G.)
Il écrivait régulièrement à son vieil ami pour lui donner des nouvelles de son jardin – de ce jardin impossible qu’il avait voulu face à la mer, presque dans la mer, balayé par un vent qui le remettait à neuf chaque matin. Dans ses lettres, il tenait chronique des plantations, des fleurs nouvellement écloses, des multiples variations de lumière qui forgeaient à toute heure du jour des impressions nouvelles à la lisière du ciel. A son vieil ami, il demandait aussi des nouvelles de son jardin à lui, en Normandie, qui était tout à fait autre chose, une grande œuvre, bien plus solide que ce rectangle d’herbes folles posé sur le sable. Il l’invitait à le rejoindre, mais le vieil ami était casanier, avait toujours une excuse pour ne pas sortir de chez lui, un tableau à finir. Il lui écrivait face à la fenêtre qui donnait, large, sur l’océan en songeant aux discussions de vieux amis qu’ils auraient tous deux devant le spectacle instable et mouvant de cette terre qui danse – lui qui avait mémoire douloureuse de tant de champs de bataille arpentés où la terre est une gangue noire, froide, boueuse qui aspire et raidit sans distinction les corps jeunes et moins jeunes, il respirait enfin, le grand âge venu, de pouvoir contempler ses dunes, sur laquelle rien ne tient, même pas les couleurs, où tout bouge, où tout vit.