Benoît Artige | Figures libres, Gilles Deleuze
Il avait l’onomastique rêveuse : la seule évocation des noms de personnages aimés faisait surgir en lui une géographie à leur “image” : ainsi voyait-il Gilles Deleuze flâner sur les bords d’une rivière au cours un peu zézayant et aux méandres étroits, presque plissés les uns contre les autres. En réalité, la rivière de prédilection du philosophe était la Vienne qui coulait droite et sans surprise en contrebas de Saint-Léonard de Noblat, petit bourg rural recroquevillé sur lui-même qui ne pouvait rivaliser avec une Koenigsberg même miniature – c’est au hasard d’une halte sur le chemin de Limoges, attablé au “Restaureau”, dont le nom fait référence à la massive statue taurine trônant juste en face et dont la formule midi roborative et peu coûteuse est vraisemblablement inchangée depuis des années (buffet d’entrées à volonté, plat du jour, buffet de dessert de nouveau à volonté, quart de vin), qu’il l’apprit, au moment du café pris au comptoir, lorsque le patron lâcha quelques noms de gloires miaulétounes (l’onomastique est parfois surprenante) – Poulidor, Gay-Lussac, Gainsbourg, Queneau, Deleuze – à la manière d’un turfiste annonçant triomphalement son quinté à la cantonade. Deleuze, vraiment ? “A cinq minutes d’ici à pied, il y a le cimetière où vous trouverez sa tombe." Puis, reprenant sa réclame de dépliant touristique : “Ne manquez pas non plus de toucher le verrou du saint à la Collégiale.” L’interminable cimetière était une ville dans la ville, le soleil de plomb, le caveau introuvable. Seul semblait vouloir, par de brèves rafales, balayer ce décor trop figé pour ce penseur du mouvement et de la vitesse un vent gonflé de la fraîcheur franche et fluide qui est celle des sous-bois tapissés de mousse, des tourbières et des ruisseaux dont il comprit qu’elle venait, en le traversant de Creuse en Corrèze le lendemain, du plateau de Millevaches quelques kilomètres plus loin – mille vaches, mille vasques, mille sources, au milieu du vaquant (l’onomastique est parfois incertaine) –, un relief vibrant offrant au visiteur une assez vaste place pour laisser à penser, un désert mouvant que les concepts viennent peupler.